Robert ZANDVLIET

Né en 1970 à Terband (Pays-Bas), vit et travaille à Rotterdam

Pour Robert Zandvliet, la question semble être : comment faire encore de la peinture de paysage ? Ce qui n’est pas exactement : comment peindre encore un paysage ? Ce qui intéresse Zandvliet, ce n’est pas tant le paysage en soi, rendre compte de telle apparition particulière de telle portion de territoire, représenter aujourd’hui un arbre, un horizon, une montagne ou des rochers émergeant de la mer. C’est plutôt : comment inscrire une peinture réalisée aujourd’hui, par un artiste né après les dernières avant-gardes, dans ce qui fut un genre majeur de l’histoire de l’art, au même titre que la peinture d’histoire, le portrait ou la nature morte ?

À moins de se confier à des formes et des gestes réactionnaires, au prix d’un effort d’amnésie volontaire, il faut prendre acte (c’est-à-dire traduire dans chaque action sur la toile) du fait que plus aucun geste pictural n’est naturel, même pour faire un paysage. Le lyrisme, l’expressionnisme, l’abstraction et la figuration, la référence et la citation, la technique, la séduction, l’ironie, toutes les catégories semblent réifiées et l’innocence définitivement perdue. Mais si cette situation témoigne d’une mise à distance et d’un doute généralisé vis-à-vis des solutions possibles, demeure malgré tout la foi en la peinture comme plaisir et comme question. Ce sont des problématiques analogues qui animent des artistes comme Pierre Tal-Coat, Per Kirkeby, Raoul De Keyser, Eberhard Havekost, Silke Otto-Knapp ou Ilse D’Hollander, tous attachés au paysage et tous confrontés aux difficultés que cela soulève.

Précédemment, à la fin des années 1990, Zandvliet a peint des écrans de cinéma, ce qui était une façon de peindre l’impossibilité de peindre directement. Comme toute surface spéculaire (hublots ou rétroviseurs également représentés par l’artiste), l’écran réserve une place à l’image, mais une place indirecte, médiée, qui se sait soumise à des conventions.

Le tableau du FRAC Auvergne, sans titre, 2016, est peint en larges coups de brosse. D’autres recourent même au rouleau. L’utilisation d’outils assez grossiers interdit au geste de se laisser griser par des raffinements techniques qui pourraient conduire à des effets virtuoses. La peinture doit être simple et forte, ne pas finasser. Pour autant, cela n’implique pas que le geste soit lui-même approximatif, la rusticité des outils nécessitant au contraire un usage précis et maîtrisé. Sur le fond écru de la toile de lin – utilisé comme une couleur déjà là, presque une brume –, une ligne rose pâle tracée au tiers supérieur du tableau pose un horizon. Le geste est extrêmement simple, premier, voire primitif, pour établir un paysage, mais sa largeur, son velouté, sa couleur particulière, la façon qu’il a de se fondre dans la texture de la toile évoquent les qualités de lumière et de tremblement d’une aube sur la mer qui vont bien au-delà d’une simple construction diagrammatique. Les grosses traces faites avec l’attaque de la brosse, dans le bas de l’image, esquissent un chaos de rochers, tandis que, dans la partie supérieure, une sorte de voûte encadre la composition. Ces éléments amènent le tableau du côté de l’architecture, du tellurique et de la ruine, dans l’héritage de la peinture de paysages romantique de l’Europe du Nord. La ruine n’est pas un motif, c’est une situation historique et picturale.

Karim Ghaddab

 

Je ne vois rien sur ce lin rugueux. Plus précisément, je vois trop et ce trop m’empêche de voir. Un mausolée, un paysage des origines, un chaos tectonique de chute cataclysmique, la rigoriste robe de bure d’un moine de Francisco de Zurbarán, la toile de chanvre écru de Titien, un insaisissable souvenir d’Edvard Munch, une sensation pariétale d’empreintes en des temps ancestraux où le paysage n’existe pas encore, une aube de la naissance du monde, une réminiscence de peinture symboliste du Nord, les dessins à l’encre de Victor Hugo, une polyphonie médiévale, la note la plus grave sur la corde la plus grave d’un violoncelle… Je songe aux lavis dépouillés d’ornementation de Mu Qi au XIIIe siècle, à leur dénuement exprimant, par la seule vigueur de la brosse, la vie des oiseaux et des arbres. Je songe aux fresques réalisées à la même époque par Cimabue pour la basilique Saint-François d’Assise, non pas aux fresques telles qu’elles ont été peintes mais telles qu’elles se donnent à voir aujourd’hui, oxydées, arasées, délavées par le temps et l’effritement, ramenées à leur expression la plus fantomatique.

Devant cette peinture de Robert Zandvliet, je suis victime d’un effet Larsen pictural, d’une rétroaction involontaire et intempestive, qui m’empêchent de voir cette œuvre pour ce qu’elle est. Je suis mis au pas par une intense absence née de la surabondance d’images inopinément surgies lorsque je la regarde. Cette peinture du peu, dont les gestes parcimonieux ont été doublement saccadés par le mouvement du poignet et par la surface abrasive de la toile, essaime en poudroiement impur une bruine d’images, de sensations sonores et musicales, de souvenirs d’autres peintures sans que jamais je ne parvienne néanmoins à fixer la moindre référence comme véritable origine. Sa beauté simple dépourvue d’artifice, sa présence primitive et frugale, ses empreintes au rouleau, l’épanchement de ses gestes en lavis clair, ses couleurs noir, brun et rose ajoutées à la couleur naturelle du lin brut, font naître l’étrange sensation d’un faux déjà-vu. Déjà ancienne au moment même où elle fut peinte, déjà enracinée au sein des profondeurs archéologiques de l’histoire de la peinture, elle me ramène aux textes consacrés à la Lune par Victor Hugo et Nina Leger, à la puissance fascinatoire et symbolique de l’astre mise en demeure par la poussière grisâtre et la faiblesse de sa surface. Depuis le promontoire rocailleux peint par Robert Zandvliet, depuis la voûte famélique cadrant l’horizon d’un océan asséché nimbé de la clarté rosâtre d’un crépuscule, mon regard s’ouvre finalement, se défait des images rémanentes, accepte la peinture comme monde irréductible révélant sa poésie nue, sans mots.

Jean-Charles Vergne