Hocine ZAOURAR

Né en Algérie en 1952 - Vit en Algérie

Photojournaliste comme Yuri Kozyrev, Hocine Zaourar a couvert à la fin des années 1990 les événements sanglants qui ont secoué l’Algérie. La photographie intitulée – à tort comme nous le verrons – la « Madone de Bentalha » (que nous plaçons entre guillemets) a été prise le 23 septembre 1997, le lendemain des massacres perpétrés par un groupe armé à Bentalha, au sud d’Alger, causant la mort de près de 400 personnes. Cette image prise aux portes de l’hôpital Zmirli à Alger (et non à Bentalha) fait partie d’une série de huit clichés de la même femme qu’Hocine Zaourar envoie à l’Agence France Presse, en ayant pris soin au préalable de dissimuler sa pellicule pour qu’elle ne lui soit pas confisquée par les autorités. La photographie que l’on connaît fait la une de 750 journaux internationaux dès le lendemain. Elle devient immédiatement une image mythique et scandaleuse, et se voit affublée de légendes très connotées comme « Madone de Bentalha », « Piéta de Bentalha », « Une madone en enfer », fondées sur de grossières erreurs iconographiques puisque la femme photographiée par Hocine Zaourar ne porte pas d’enfant, n’est pas chrétienne, n’est pas photographiée à Bentalha…Lorsqu’il obtient le World Press Award en 1998, des médias algériens pro-gouvernementaux accusent Hocine Zaourar d’avoir produit une image falsifiée, issue d’une mise en scène. Le photographe reçoit des menaces de mort et doit se cacher. En février 1998, le quotidien algérien El Watan publie un cliché de la même scène prise par un autre photographe, au même instant, sous un autre angle, où l’on voit Hocine Zaourar prendre sa photographie. Le pouvoir algérien adopte alors une autre stratégie et fait pression sur Oum Saâd, la femme photographiée, afin qu’elle intente un procès au photographe et à l’AFP. Cette plainte, qui advient au moment où l’ONU exige qu’une série d’enquêtes soit diligentée pour évaluer la responsabilité des forces de sécurité algérienne dans les massacres, aboutira à un non-lieu en 1999 alors même que cessent les enquêtes. « La photographie d’Hocine Zaourar n’a été, un temps, que le support concret de ce rapport de force », comme le rapporte Juliette Hanrot dans son étude La Madone de Bentalha, histoire d’une photographie¹.

Mais, parallèlement à l’instrumentalisation politique dont cette photographie est l’objet, il est essentiel de prendre en compte sa genèse véritable et ce qu’elle va ensuite véhiculer d’un point de vue strictement iconographique. L’AFP reçoit une pellicule qui contient huit clichés pris sur la même scène. L’un d’eux est sélectionné puis, fait particulièrement important, recadré sans que l’auteur n’en ait été informé préalablement ni n’ait donné son accord a posteriori. Le cadrage initial laissait apparaître sur la gauche un groupe d’hommes. L’image finale, qui fait la une des médias, ne montre que les deux femmes, focalisant l’attention de l’opinion publique sur celle que les légendes des journaux et des magazines surnommeront la « Madone de Bentalha », donnant à la légende son sens le plus littéral, bâtissant la légende de l’image en même temps que celle-ci est publiée. Le choix du cliché et son recadrage sont d’une importance cruciale et l’on imagine ce qui, dans une telle photographie, a pu orienter ces décisions : la composition, les couleurs des vêtements, le visage de cette femme, la béance de sa bouche, la pureté qui émane de son être, projettent cette photographie dans le corpus universel des images pieuses chrétiennes, des madones et des piétas. Cette femme, dont on affirme à tort qu’elle pleure la mort de ses huit enfants, devient une figure emblématique de la mater dolorosa, la mère en souffrance². Ce recadrage décontextualise l’image, lui confère une universalité. Plus de lieu, pas de temps particulier, la scène pourrait s’être déroulée n’importe où et à n’importe quelle époque, comme en attestent les multiples analogies qui fleurissent dans un certain nombre de médias pendant des années. En 2004, une journaliste évoque ainsi cette « jeune mère algérienne qui hurle sa douleur à la face du monde en serrant son enfant mort dans ses bras »³. En 2006, au festival Visa pour l’Image de Perpignan, Éric Baudelaire montre pour la première fois son œuvre The Dreadful Details (œuvre également acquise par la collection du FRAC Auvergne) : des commentaires associent la mère à l’enfant située au centre du diptyque à la « piéta d’Hocine Zaourar » et subodorent une citation possible à l’image du photojournaliste alors que rien, à part le voile, ne permet une telle comparaison⁴. De nombreux articles établissent ainsi des comparaisons plus ou moins hasardeuses entre la photographie d’Hocine Zaourar et des œuvres du passé : les peintures du Caravage, la Piéta de Michel-Ange, le Massacre des innocents de Nicolas Poussin, la Crucifixion de Mantegna, une image du film L’évangile selon saint Matthieu de Pier Paolo Pasolini⁵, et l’on pourrait sans peine allonger la liste de ces analogies approximatives en convoquant les couleurs de Philippe de Champaigne ou de Montaldo, les lumières de Vermeer ou de Delacroix, les bouches béantes de Sergei Eisenstein ou de Francis Bacon, etc. Hocine Zaourar n’a jamais souhaité fabriquer une image obéissant à ce type de dualité documentaire et iconographique. Cela est d’autant plus certain qu’il n’en a pas maîtrisé le choix ni n’en a validé le recadrage. Sa puissance iconographique provoque une esthétisation du malheur, rejoignant les propos de Susan Sontag fustigeant le medium photographique pour sa propension à tout transformer en « objet de beauté ». Au final, la question posée par cette image n’est pas tant celle des modalités qui ont conduit à la « prendre » le lendemain des massacres et à la « rendre » par le canal des médias que du regard que nous portons sur elle. Ce regard est forcément ambivalent dès lors que cesse le tumulte de sa diffusion première et dès lors qu’elle a intégré les collections du Centre national des arts plastiques avant d’être déposée au FRAC Auvergne, gardant définitivement la légende usurpée qui lui a été ajointe, demeurant à jamais la Madone de Bentalha. Je me souviens avoir vu cette œuvre dans une exposition consacrée à la représentation de la Vierge Marie au cours des siècles⁶ dans laquelle figuraient notamment des œuvres du Louvre, et avoir été frappé d’observer les visiteurs qui se trouvaient là, admirer l’image d’Hocine Zaourar pour sa beauté irrévocablement admise, pour son appartenance évidente au corpus universel des images-icônes de la chrétienté. Ce que ces visiteurs voyaient n’était ni Oum Saâd, ni le massacre de Bentalha, ni la dimension politique, ni même le travail du photojournaliste : ce qu’ils admiraient était l’apparition contemporaine d’une piéta, d’une madone, et de toutes les vierges de Giotto, Pontormo et Michel-Ange réunies.

Jean-Charles Vergne

1- Juliette Hanrot, La Madone de Bentalha, histoire d’une photographie, Armand Colin, 2012, p.141.
2- Il faudra attendre six ans pour que l’erreur soit corrigée et que soit démontré qu’elle pleurait en réalité son frère, sa belle-soeur et son neveu.
3- Valérie Lacaze, « Comme une image », Sud-Ouest Dimanche, 3 octobre 2004. Source : Juliette Hanrot, op.cit., p.104.
4- Source : Juliette Hanrot, op.cit.
5- Toutes ces analogies proviennent d’articles parus dans Libération, El Mundo, Corriere della Sera. Source : Juliette Hanrot, op.cit.
6- Il s’agissait de l’exposition « Regards sur Marie », Hôtel-Dieu, Le Puy-en-Velay, 11 juin – 3 octobre 2011.