La pratique de Sara Masüger est sculpturale, exclusivement orientée vers la représentation de corps et de fragments de corps qu’elle réalise en acrystal (un polymère dont l’aspect fini ressemble au plâtre), étain ou aluminium. Tous les éléments corporels visibles dans ses sculptures sont à l’échelle 1 et son œuvre ne comporte ni dessins, ni esquisses préparatoires, cette absence se justifiant par la source unique de toutes ses créations, son propre corps, dont les moindres parcelles servent de matrices depuis des années à la réalisation des sculptures. Les héritages et filiations sont assez évidents et clairement affirmés par l’artiste qui, sans la moindre hésitation, clame son admiration pour les œuvres d’Alina Szapocznikow, de Louise Bourgeois ou de Hans Bellmer. Mais s’il semble a priori aisé de trouver dans la pratique de Sara Masüger des analogies formelles avec ces artistes, force est de constater que ses sculptures empruntent d’autres voies – d’autres voix serait d’ailleurs un terme plus opportun tant le langage occupe une importance essentielle dans ses œuvres, trouvant dans les représentations corporelles de véritables chambres d’écho au verbe et aux modalités d’expression sémantique dont le corps n’est qu’une émanation.
Le spectacle du monde
Faire face à l’immensité d’un océan ou d’une chaîne de montagnes constitue toujours une expérience mêlée de sublime et d’intense fascination. Pourtant, apprécier la beauté de ces espaces n’a pas toujours été si évident et pour s’en convaincre il suffit de regarder la manière dont la montagne a longtemps été perçue. Qualifiée « d’affreux pays » par Montesquieu, longtemps contournée par les voyageurs qui ne voyaient en elle qu’un lieu de danger accablé de maladies effrayantes, il faut attendre le XVIIIe siècle pour que la montagne devienne un sujet d’admiration. Et le constat pourrait être le même pour la mer, le désert, les volcans, réduits pendant longtemps à leur seule utilité scientifique.
Cette évolution du regard peut s’expliquer en partie par l’évolution de la notion de paysage. En effet, jusqu’au siècle des Lumières, ces environnements étaient ce que le philosophe Alain Roger appelle des « pays » – et non des paysages : « Le pays, c’est en quelque sorte le degré zéro du paysage […]. Voilà ce que nous enseigne l’histoire, mais nos paysages sont devenus si familiers, si «naturels» que nous avons accoutumé de croire que leur beauté allait de soi ; et c’est aux artistes qu’il appartient de rappeler cette vérité première, mais oubliée : qu’un pays n’est pas d’emblée un paysage et qu’il y a de l’un à l’autre toute l’élaboration de l’art1 ». Pour Alain Roger, l’art nous aurait « appris », à travers ses représentations, à apprécier ces environnements – soulignant au passage que ce que nous pensions être un sentiment tout à fait naturel serait en fait un héritage culturel2…
Si d’autres facteurs peuvent sans doute expliquer ce rapport nouveau que les hommes entretiennent avec leur environnement depuis le XVIIIe siècle, il est intéressant de voir de quelle manière les artistes aujourd’hui continuent l’exploration de cette notion de paysage. Ils parviennent ainsi à renouveller tout
autant l’histoire de sa représentation que le regard que l’on porte sur ce qui nous entoure. Si les oeuvres d’Adam Adach, de Silke Otto-Knapp ou encore de Darren Almond entretiennent des relations étroites avec les visions romantiques des paysages de Caspar David Friedrich (1774-1840), Denis Laget, quant à lui, réfléchit autrement à la manière d’inscrire ce sujet dans la modernité, après Cézanne, après Manet. « Il ne s’agit pas de refaire mais de faire de la peinture ». L’artiste choisit volontairement ce sujet saturé par l’histoire pour le faire peu à peu disparaitre de l’oeuvre au profit seul de la recherche d’une langue picturale.
Mais les artistes contemporains sont aussi de véritables arpenteurs du monde et élargissent toujours plus notre ligne d’horizon. Les oeuvres présentes dans cette exposition sont pour beaucoup marquées par la déambulation, la perception, point de départ à l’élaboration d’oeuvres saisissant le paysage autant dans sa monumentalité (Georges Rousse, Adam Adach, Darren Almond…) que dans ce qu’il a de plus fragile, de plus délicat (Nils Udo, Xavier Zimmermann…). Pour en rendre compte, les artistes accordent leur geste, leur position au rythme de ces territoires traversés, éprouvés. À la beauté grandiose des paysages d’Alaska ou du Népal répondent la courbe majestueuse d’une herbe ou la légéreté d’une feuille qui repose sur le sol ; des portions de paysage a priori banals mais qui versent miraculeusement vers le sublime, dévoilant à notre regard tout le spectacle du monde.
1 Alain Roger, Court traité du paysage, 1997, Editions Gallimard, Paris.
2 Janine Vittori. Le paysage. https://ia2b.ac-corse.fr/attachment/92844/
FEEDBACK
Cette exposition marque le retour du Fonds Régional d’Art Contemporain Auvergne au Musée Crozatier et présente une sélection de trente œuvres acquises par la collection du FRAC sur la dernière décennie. Les œuvres réunies pour le Musée Crozatier posent la question du regard que nous portons sur l’art, de l’ambigüité du sens lorsqu’il s’agit de lire une œuvre d’art, d’en produire une interprétation.
Comment lire de manière univoque la danse sublimement filmée par Clément Cogitore, inspirée du hip-hop et du krump mais exécutée sur un air du 18e siècle par des danseurs plongés dans un état proche de la transe chamanique ?
Comment interpréter le fait que les frères jumeaux Gert et Uwe Tobias puisent autant dans la peinture flamande que dans les techniques anciennes de gravure sur bois pour produire, ensemble, des œuvres toujours éditées à deux exemplaires ?
Que dire des dessins de Sandra Vasquez de la Horra, imprégnés de culture religieuse et de folklore sud-américain?
Que penser du romantisme exacerbé des peintures de cieux de Gerald Petit ou de ces mains peintes à la manière d’études anatomiques du 18e siècle ?
Comment situer les hybridations qui constituent sculptures de Michel Gouéry ou de Keith Sonnier – art grotesque et science-fiction pour le premier, sculpture africaine et néon pour le second ?
Ce que montrent ces oeuvres est la survivance de formes anciennes qui constituent le terreau de l’acte de création. Cet enracinement est celui de l’art actuel confronté à son incessant dialogue avec celui du passé.
Jean-Charles Vergne
Directeur du FRAC Auvergne