Marc BAUER
Né en Suisse en 1975 – Vit en Allemagne et en Suisse
Les dessins de Marc Bauer sont une archéologie, creusent dans le passé pour faire remonter à la surface du temps les éclats désolidarisés de scènes primitives lacunaires, les restes froids des tragédies anciennes pour les accommoder avec les fêlures du présent. Dans un entretien, Marc Bauer déclarait : «J’ai toujours eu l’impression que l’on me mentait et que sous tout ce qui était joli se cachait en fait quelque chose de pourrissant. […] Très souvent, le point de départ de mon travail est la mémoire ; que ce soit des souvenirs personnels […] ou des photographies de mon grand-père faites pendant la Seconde Guerre mondiale. Je prends des événements, je les remets en ordre. L’Histoire devient juste une ré-interprétation d’événements qui les inscrit dans une cohérence. C’est un artefact et non quelque chose d’objectif. […] Qu’il s’agisse d’une histoire personnelle ou de l’Histoire, c’est une ré-écriture et ce n’est donc qu’une question de point de vue, tout comme la morale1.» Cette déclaration donne quelques indications sur ce qui s’opère dans le travail graphique de l’artiste suisse. Il est en effet question de procéder à d’incessantes fusions entre Histoire, histoire personnelle et éléments fictionnels, pour créer un effet Dolby Stéréo parasité. Cette fusion pose les bases d’une réflexion sur le fond de subjectivité qui sous-tend à la fois la manière dont nous organisons nos souvenirs propres et la façon dont une mémoire collective s’empare d’événements pour élaborer des agencements particuliers qui donnent corps à ce que l’on appelle l’Histoire. Celle-ci résulterait d’un montage a posteriori d’événements entre eux à l’image d’un film qui ne devient film qu’à l’issue du montage, évacuant ainsi les rushs obtenus lors du tournage, en ayant pour conséquence de développer une narration trouée, lacunaire. L’Histoire, dans les dessins de Marc Bauer, relève d’un processus similaire à celui d’un cinéma dont l’écran vierge serait destiné à recevoir les montages et remontages successifs de scènes combinables entre elles à l’infini. Ou, à l’inverse, l’Histoire serait la superposition de toutes les histoires et donnerait en définitive une image blanche, un écran d’une blancheur iridescente obtenue par un temps de pose démesurément long. Et, comme pour un film, l’Histoire peut être l’objet d’ajouts de « scènes coupées au montage » ou au contraire être soumise à la censure, à la réécriture, au négationnisme, et subir de significatifs changements de « scénario ».
Les thèmes du nationalisme, du pouvoir, de l’hérédité, se rencontrent de manière récurrente dans les dessins de Marc Bauer. Il y est fréquemment fait allusion aux diverses formes de totalitarismes, croisées avec une vision généalogique de la famille au sein de laquelle les figures du grand-père et du père occupent une posture autocratique, superposées à l’utilisation de textes dont l’authenticité narrative est invérifiable. Heidegger, Machiavel, Pasolini, Eisenstein ou Sade parcourent l’œuvre de manière souterraine, mêlés de façon très ambigüe avec une dimension intime à laquelle viennent s’adjoindre des éléments fictionnels, à tel point qu’il est impossible pour le spectateur de faire la part des choses. Finalement, l’imaginaire du regardeur extrapole, fait naître l’effroi, noue les connexions entre des événements majeurs et tragiques de l’Histoire et ce qui pourrait apparaître comme une somme de « sales petits secrets familiaux » aux relents sordides de maltraitance et de violence encore stagnante dans les plis du temps de l’enfance et de l’adolescence. Cette invitation à l’extrapolation adressée au spectateur est amplifiée par l’inachèvement de la plupart des dessins : espaces laissés vides, traits de crayon suspendus, utilisation extensive de la gomme qui opère par soustraction dans le graphite comme on sculpterait à même le trait, créant des trous comme pour remonter le temps ou affirmer l’existence de points aveugles jamais dévoilés. La représentation chez Marc Bauer est toujours une affaire de trouble et ne dit jamais tout à fait sa finalité. Il en va dans sa création comme d’un processus de compostage où des strates narratives et historiques trouées se superposent, infusent, subissent une lente altération par pourrissement, fusionnent, génèrent un compost nauséabond et toxique. C’est une manière de souligner la persistance du passé dans le présent, d’affirmer la puissance de la mémoire résiduelle, d’affirmer « vous croyez en avoir terminé avec le passé mais le passé n’en a jamais terminé avec vous ».
De ce point de vue, la série de seize dessins intitulée Attrition, est l’exemple type du brouillage opéré par Marc Bauer entre narration, évocation historique, falsification, autobiographie, etc. pour dire l’impossibilité du langage (écrit et pictural) à retranscrire le réel, pour montrer l’inadmissible d’un certain réel. Attrition plonge son spectateur dans une narration parcellaire et trouée, parcourue d’une langue bégayante et déstructurée, tout ceci étant renforcé par l’absence de composition déterminée de l’ensemble ou, plutôt, par la nécessité pour celui qui prend l’œuvre en charge de décider de la composition de celle-ci sur le mur, devenant ainsi le monteur de rushs comme abandonnés par l’artiste. Mais comment procéder au montage alors que se croisent diverses temporalités (le présent, le passé, le futur) et que les protagonistes apparaissent dans une énumération paradoxale ? Qui est le « nous » (nous sommes surveillés continuellement, nous fermons les yeux le plus fort possible, etc.), qui est « elle » (elle dira (très doucement) : c’était triste à mourir) ? Il y a dans Attrition, comme dans beaucoup de séries de dessins, d’incessants échanges entre des temps incompatibles en apparence. En apparence seulement car ces dessins montrent que si l’on ne peut changer la réalité du passé, il est possible d’en changer la dimension virtuelle : quand émerge une chose au sein du présent, celle-ci produit un effet rétroactif sur le passé en créant les conditions qui lui auront permis d’advenir.
Le langage écrit occupe une place importante dans le travail de Marc Bauer. Dans ses dessins, le temps semble s’être échoué sur les rivages d’une durée fondée sur la simultanéité du passé et du futur dans un présent instantané. Les bribes de phrases procèdent de collisions temporelles improbables entre datation d’événements passés et emploi simultané du futur, du présent et du passé :
Il pleut / La fumée grasse et noire se colle à nous
Elle dira : ce n’était qu’une usine à caoutchouc
Octobre novembre décembre février mars avril
Elle dira : vous aviez des cauchemars toutes les nuits toujours / C’est tout
Elle dira (très doucement) : c’était triste à mourir / Elle dit : venez voir les pigeons
Il y en a aucun, on sait que les gens les mangent ou les vendent
La langue utilisée par Marc Bauer est une langue exclue du temps historique, une langue de la perte, positionnée sur un hiatus très beckettien : le réel fuit par tous les bouts, le réel ne peut être qu’effleuré par la langue et la langue ne peut être qu’un pis-aller pour rendre compte du réel, un verre dépoli. Formellement, les dessins empruntent une voix identique : l’usage de la gomme, de la strie, de la biffure, positionne le sujet dessiné sur une lisière indéterminée. Cette logique dans le déploiement de l’œuvre trouve son expression la plus évidente dans la trilogie éditoriale formée par les livres History of Masculinity, Steel et The Architect 2, dont les noyaux – l’éducation, le pouvoir et le montage historique – fondent les soubassements de la pratique de Marc Bauer. Cette œuvre a progressivement étendu son registre formel, exploitant les possibilités du dessin mural monumental, du papier peint, du film d’animation, de la peinture, de la céramique ou de la tapisserie. Résumer l’œuvre de Marc Bauer à une pratique de dessin serait passablement réducteur et le dessin est chez lui un point de départ formel, une syntaxe initiale, un vocabulaire essentiel qui demeure ouvert à toutes ses extensions possibles. De la même façon, le dessin de Marc Bauer a toujours évolué entre les deux polarités que sont la virtuosité et le gauchissement assumé du trait, oscillant entre ces extrémités pour parvenir aux réglages les plus adéquats et les plus fins du geste avec le propos qui le sous-tend.
Le film d’animation L’Architecte, conçu en 2013 sur une musique du groupe de rock Kafka, coproduit par le FRAC Auvergne, constitue une synthèse des dix dernières années de pratique de l’artiste. Œuvre majeure ayant nécessité la réalisation de centaines de peintures sur Plexiglas, L’Architecte est l’aboutissement formidable d’une pensée qui n’a jamais dérogé à ses principaux objets de réflexion premiers – l’Histoire et son montage, le pouvoir, l’enfance, le politique, la scission témoin/acteur, la percolation de l’autobiographique dans le fictionnel. La réécriture uchronique de la période nazie, le vacillement émotionnel du passé vers l’anticipation et la formidable analogie que ce film propose entre le montage des événements historiques et celui des images cinématographiques font de ce film une œuvre essentielle. Avec ce film d’animation qui renoue avec les techniques les plus primitives du cinéma, l’œuvre de Marc Bauer se situe dans une famille complexe et hétérogène dont les patriarches sont sans doute Fritz Lang, Hans-Jürgen Syberberg et Chris Marker pour le cinéma, Martin Heidegger pour la pensée ambigüe sur l’Histoire (dont on découvre à peine l’effroyable effet « à retardement »), Georges Didi-Huberman pour les concepts relatifs à l’image, et dans laquelle je place également Miriam Cahn, Silke Otto-Knapp et Sara Masüger pour le rapport sensible au paysage, au corps, à l’autobiographie et à l’enfance.
Jean-Charles Vergne
1- Catalogue Overthrowing the King in His Own Mind – Bauer, Nashat, Walther, Kunstmuseum Solothurn, 2004, pp. 106-107.
2- Respectivement édités par Attitude (2007), le FRAC Auvergne (2009) et les FRAC Auvergne, Alsace et Provence-Alpes-Côte-d’Azur (2014). Les éditions de History of Masculinity et de Steel sont épuisées.