Mireille BLANC
Née en France en 1985 - Vit en france
Depuis son post-diplôme à l’ENSBA, Mireille Blanc pratique une peinture entièrement tournée vers la question de l’image, de sa reproduction à partir de documents photographiques extraits d’albums familiaux, d’archives ou de prises de vues qu’elle réalise, posant ainsi la question du dépassement de l’image photographique par la peinture. La réflexion concerne autant la surface peinte – souvent crémeuse – que le cadre : les bordures des images-source apparaissent souvent, tout comme les scotchs qui les fixes au mur dans une entreprise de confusion sur la nature même du motif peint. Ce qui est peint n’est pas la photographie en tant qu’image mais l’objet photographique lui-même, le tirage posé sur une table ou accroché au mur, parfois maculé de quelques traces de peinture accidentelles. Evoquer la peinture de Mireille Blanc ne peut se départir de la relation que celle-ci établit avec une pensée attachée aux particularismes de l’acte pictural dans son entreprise de reproduction des images. Les sujets choisis sont le plus souvent des photographies prises par l’artiste et représentées avec les éventuelles rayures et taches de peinture qui en maculent la surface, certains tableaux montrant aussi le bord des images représentées – des cadres dans le cadre. Parfois, ce sont de faux morceaux de scotch peints qui renseignent sur l’illusion et sur le processus de reproduction d’une reproduction d’image. Il s’agit donc de représenter la photographie non pas en tant qu’image mais en tant qu’objet posé sur une table ou scotché sur un mur. L’objet de la peinture de Mireille blanc ne consiste donc pas à prendre modèle sur une image photographique pour la reproduire mais bien à reproduire l’objet lui-même. Cette particularité, redoublée par le crémeux de la touche, est une manière d’affirmer qu’une peinture n’est pas une image mais une surface, est donc une manière de souligner la parfaite autonomie de la peinture sur son sujet. Simultanément, le choix d’une imagerie parfois kitsch (vieux bibelots, motifs de vêtements démodés, coquillages de décoration, vaisselle vieillotte, etc.) joue sur la duplicité du sujet comme simple prétexte et du motif comme surgissement de souvenirs familiaux ou enfantins parcellaires. Il s’agit de redonner corps à la peinture face aux images et d’employer pour cela une surface crémeuse – parfois tenue à la limite de l’admissible – pour amener une forme de stridence jouant autant sur la touche picturale envisagée comme matérialisation de l’étirement d’une durée que sur l’obsolescence supposée du médium – avec toute l’ironie que comportent certains tableaux «crémeux» donnant à voir… des gâteaux à la crème. Il s’agit, aussi, de pointer la part mémorielle de la peinture confrontée à la photographie comme archive du souvenir, pour souligner le primat de la première sur la seconde, de montrer comment la peinture d’une image ouvre le champ de la sensation et de la mémoire au-delà des possibilités propres aux images photographiques.
A propos de Composition, Mireille Blanc précise : « L’image-source est une photographie prise dans la rue, d’une poupée cassée, dans un carton, mise au rebut. La photo, imprimée en sépia, couleur improbable pour mettre à distance ce sujet, a pris des taches d’eau (suite à une fuite d’eau à l’atelier cet été). J’ai gardé et peint ces taches qui, dans un hasard heureux, ont réinjecté de la couleur à l’image. » Le sujet initial – une poupée choisie pour son aspect ancien et sa robe de dentelle d’un autre temps – est donc mis deux fois à distance (par la photographie et par son impression sépia) puis subit un troisième retranchement causé par un phénomène chimique inopiné, une remontée chromatique qui, depuis le bord inférieur de l’image montre l’origine photographique de la représentation. Il est intéressant de prendre en considération le fait que cette remontée chromatique agisse comme un épanchement d’aquarelle ou d’encres mélangées, faisant miraculeusement surgir une figure de peinture depuis la surface du papier photographique. Le processus est comparable à celui du scotch mais dans une inversion : le scotch d’autres œuvres comme Nappage ou Compos. est un ajout exogène à la surface de l’image ; l’épanchement chromatique de Composition est une forme de sudation endogène de l’image-source elle-même.
Les deux peintures titrées Album représentent un vide, une absence d’image, une image soustraite, disparue, ne dévoilant que sa trace indicielle donnée par les quatre coins de plastique transparent qui permettent de fixer les images dans les albums. Il y a un vide et c’est ce vide que l’œuvre donne à voir. Mais si le vide existe, c’est qu’il n’est pas « rien », c’est qu’il est « quelque chose ». Mais ce « quelque chose » ne peut être ôté lorsque le vide est fait sous peine de faire du vide un néant qu’il n’est pas, puisqu’il est « quelque chose ». Pour faire le vide, il faut donc tout enlever, sauf le vide… Se pose alors la question de savoir de quoi est fait le vide que ces peintures représentent. Ces peintures rejouent dans une certaine mesure l’idéal littéraire de Gustave Flaubert lorsqu’il écrit dans sa correspondance à Louise Colet : « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, […] un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait invisible, si cela se peut. »
A propos des deux peintures titrées Album, Mireille Blanc précise : « Ces peintures proviennent d’un vieil album photo de brocante, sur un voyage en Égypte. La moitié des photos manque. Elles sont toutes légendées et les titres de ces deux peintures reprennent les légendes associées aux images manquantes. » Les titres d’Album 1 (Memnon) et Album 2 (Memphis) renseignent sur les sources – les villes égyptiennes de Memphis et de Louxor où sont situés les colosses de Memnon – indiquant ainsi le caractère probablement touristique des images perdues. Il faut néanmoins prendre note de l’ambivalence de ces indications, Memphis étant aussi le nom d’une ville américaine, Memnon ayant une résonance phonétique que je ne puis détacher du mot « Mnémosyne » dont il est régulièrement question dans l’œuvre de l’artiste et dans les références récurrentes au travail de l’historien et iconologue Aby Warburg dans les années 1920. Quoi qu’il en soit, les deux peintures d’Album donnent à voir la vacance des images de vacances, en sommation puis en soustraction : une image manque dans un album d’images, disparue comme pour escamoter le souvenir d’un événement, d’un lieu, d’une personne. Les deux Album sont des peintures miniatures de la taille d’une photographie, sont la transposition en peinture d’une photographie montrant l’absence d’une photographie sur la page d’un album de famille dont l’attachement généalogique et mémoriel a lui-même été perdu au fil des années et des ventes en brocante. Le tableau est à la fois annihilation de l’image photographique par la peinture, espace vacant, évidement du lieu, éclipse du souvenir. Une éclipse du souvenir : impossible de ne pas songer au film L’Éclipse (1962), aux étendues antonioniennes où plus rien n’advient sinon la succession d’images-symptômes, de temps morts où toute narration est irrémédiablement rembobinée à son commencement jusqu’à l’éblouissement final de la dernière image du film. L’éclipse représentée par ces peintures est éclipse de l’image en même temps qu’elle fait advenir la peinture : lorsque l’image a disparu, seule demeure la surface picturale. Le « quelque chose » du vide est là, dans la révélation de la surface. Ces peintures sont le lieu du non lieu, images manquantes, souvenirs oblitérés (et l’on notera que les trois premières lettres de Memphis et de Memnon sont aussi celles de « mémoire »). Mais ces peintures miniatures engagent sans doute autre chose car si les quatre angles indiquent effectivement la disparition d’une image, ils définissent aussi les limites d’un espace de projection mental pour les images à venir. En ceci ces peintures rejoignent-elle la thématique de la série Slide réalisée par Luc Tuymans en 2002 avec ses tableaux représentant le rectangle lumineux vierge projeté sur un mur nu par un projecteur tournant à vide. L’espace vacant laissé par une image perdue vaut toutes les images. L’absence d’image révèle aussi la manière dont les souvenirs se fabriquent artificiellement dans les images : je me convaincs d’avoir vécu tel événement mais je n’ai construit qu’un faux souvenir à partir d’une image d’album de famille (grand thème du film Blade Runner de Ridley Scott sur la falsification de la mémoire par des photographies familiales destinées à fabriquer de faux souvenirs). Album 1 et Album 2 invitent donc à la projection, à la reconstitution d’un réel par projection. Ces petites peintures, de la taille de photographies, opèrent de façon analogue à l’image vierge qui constitue la dernière planche du fameux T.A.T. (Thematic Apperception Test) en psychologie projective. Inventé en 1935 par Henry Murray et toujours employé, ce test consiste à interpréter une série d’images représentant diverses saynètes, la dernière étant une planche absolument blanche. Comme pour cette ultime planche du T.A.T., l’éclipse de l’image des peintures de Mireille Blanc crée un réceptacle pour toutes les images possibles. Chacune de ces peintures contient une image à recomposer s’il s’agit d’opérer verticalement sur un plan mémoriel ; chacune de ces peintures se donne comme matérialité pure – sa surface, sa lumière, sa touche – s’il s’agit d’opérer horizontalement sur un plan pictural.
Bien qu’elle prenne appui sur des photographies, la peinture de Mireille Blanc n’a pas pour vocation de produire des images mais d’utiliser la photographie comme vecteur d’une pensée sur la peinture, en accordant autant d’importance au sujet qu’à son retrait au profit de la surface peinte. Ses œuvres affirment la spécificité de la peinture comme réponse aux images, comme singularité indépassable par les images. Elle montre l’écart irréductible qui séparera toujours une peinture de son sujet, ce dernier finissant par être poussé dans ses retranchements et, parfois, par affleurer une forme d’abstraction ou d’étrangeté. Tout le monde en a fait l’expérience : face à une chose observée avec insistance, celle-ci se soustrait lentement à ses caractéristiques familières et tend, peu à peu, vers le méconnaissable. L’histoire de la photographie est aussi, dans sa période primitive, une histoire d’indiscernabilité. Il suffit pour s’en convaincre de regarder l’héliographie de la toute première image prise à la chambre obscure par Joseph-Nicéphore Niépce en 1827, depuis le premier étage de sa maison de campagne : on ne voit rien, ou à peine, et il faut attendre 1952 pour que les Laboratoires de Recherche Kodak mettent au point la technique permettant de développer cette image sur papier. Cette photographie, qui aura nécessité entre douze et dix-huit heures d’exposition au soleil, est obtenue huit ans avant le premier daguerréotype de Louis Daguerre. Ce nouveau procédé, plus fiable et plus rapide, est officiellement présenté à l’Académie des sciences par Arago en 1839, le même Arago qui, en 1834, faisait découvrir à Victor Hugo la surface lunaire à l’Observatoire de Paris.
Le sujet du tableau de Mireille Blanc – un daguerréotype – est indiscernable, illisible jusqu’à ce que le titre de l’œuvre n’en dévoile la nature et le rende subitement évident. L’objet de cette petite peinture consiste à reproduire une photographie sur laquelle est imprimée l’image d’une plaque photographique, d’en reproduire les imperfections, les rayures, les moirages et l’illisibilité. D’une certaine manière, il s’agit de rejouer l’histoire de la photographie et du paradoxe de l’impossible lecture des premières images. Il y a un vide et c’est ce vide que l’œuvre donne à voir. Mais si le vide existe, c’est qu’il n’est pas rien, c’est qu’il est quelque chose. Ce quelque chose ne peut être ôté lorsque le vide est fait sous peine de faire du vide un néant qu’il n’est pas, puisqu’il est quelque chose. Pour faire le vide, il faut donc tout enlever, sauf le vide… Se pose alors la question de savoir de quoi est fait le vide que cette peinture représente. Ce vide, c’est celui de la béance laissée par l’image soustraite, disparue, pas encore apparue, réduite à l’abstraction d’une surface qui pourrait tout autant être celle de la lune.
« Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, […] un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait invisible, si cela se peut.1 »
Jean-Charles Vergne
1- Gustave Flaubert, « Lettre du 16 janvier 1852 à Louise Colet », Correspondance, t. II, La Pléiade, Paris, Gallimard, 1980, p. 31.