Raoul de KEYSER

Né en Belgique en 1930 – Décédé en 2012

Raoul de Keyser fut d’abord critique d’art et de sport et ne commença sa carrière de peintre qu’en 1963. Exposée régulièrement à l’étranger (Kassel, Londres, Bâle…) et dans des manifestations d’importance (Documenta IX par exemple), son œuvre n’a été montrée que deux fois en France dans une rétrospective passée inaperçue (Musée de Rochechouart en 2004) et au FRAC Auvergne en 2008 et dans plusieurs expositions collectives conçues par cette institution. Pourtant elle est d’importance, historiquement et esthétiquement et peut éclairer sur les pratiques d’artistes plus jeunes de Luc Tuymans à Bruno Perramant.
Si l’on devait définir rapidement cette œuvre, elle est, dès le départ, celle d’une mise en crise de la peinture. La date à laquelle il débute cette pratique correspond à une période d’interrogation et de remise en cause de ce médium. Le début des années soixante voit l’irruption du Pop Art, donc la fin historique de l’expressionnisme abstrait pour une peinture qui affirme une objectivité matérielle de l’acte pictural – la trame chez Lichtenstein, la sérigraphie chez Warhol, les procédés de peintre publicitaire chez Rosenquist – et une approche tout autant objective des images venant ridiculiser, mettre à bas, l’idée de l’œuvre comme expression de l’individu – cela sera accentué par la fin de la prédominance de l’école de Paris et par le prix de la Biennale de Venise attribué à Rauschenberg en 1964, pour une œuvre au combien ironique. Le pop art permet aussi, face au formalisme de Greenberg, de réintroduire la question de la représentation et de la figuration. Raoul de Keyser naît de ce mouvement, tout comme ses autres contemporains qui commencent une œuvre similaire quasiment la même année : Gerhard Richter et Sigmar Polke (avec le réalisme capitaliste), Malcolm Morley, Gérard Gasiorowski ou Vija Celmins – encore trop peu connue en France.
Tout comme Gerhard Richter, Raoul de Keyser joue sur les passages possibles entre figuration et abstraction – qui ne semblent plus être des catégories possibles. Tout comme Sigmar Polke, il introduit une donnée toute nouvelle – que l’on ne retrouve que chez Francis Picabia – qui est l’hétérogénéité stylistique de l’œuvre et des œuvres les unes par rapport aux autres. Tout comme Malcom Morley ou Gérard Gasiorowski, une grande partie de son travail part de documents photographiques auquel il fait subir un traitement spécifique. Tout comme son compatriote Roger Raavel, il utilise l’humour et une certaine forme de relâchement quant à l’exécution des peintures.
La question qu’il semble poser est : est-il possible de faire encore de la peinture ? Cette peinture peut-elle être une réification du narcissisme de l’artiste ? Les catégories formelles sont-elles encore possibles – abstraction et figuration, formalisme et lyrisme, objectif et subjectif… ? Mais cette œuvre ne se pose pas uniquement en termes critiques, elle se propose, également, d’amalgamer toute l’histoire de la peinture et tous les gestes possibles, de jubiler de l’acte de peindre ou de le restreindre, de poser la peinture comme indice du réel et, dans le même temps, d’autonomiser ce même acte. Elle affirme, constamment, dans tous ses changements, dans toutes ses dérives, une liberté fondamentale et irréductible, face à l’histoire, aux dogmes ou aux modes…
Flamingo, qui date de 1971 est contemporain des volumes peints qui reprennent de manière ironique des données du paysage pour les mettre à la fois à la surface et dans l’espace. Elle est, d’ailleurs chromatiquement très proche de ces œuvres par l’utilisation réduite de quelques tons (verts, bleus, gris et beige). Elle affirme, également, une platitude dans l’exécution – ce qui est loin d’être le cas dans l’ensemble de son œuvre. L’œuvre est exécutée sans qualité propre, par des aplats extrêmement simples. Elle semble plutôt badigeonnée que peinte. Cette absence de qualité et ce chromatisme réduit donnent au sujet d’une grande banalité – un panier de basket sur un fond de paysage -, un aspect insolite… Il semble à la fois reconnaissable et, par sa géométrisation un peu lâche, étranger. Il introduit une familiarité qui nous échappe sans cesse. Il semble tendre vers une description « abstractisée » du réel que ne contiendrait aucun affect tout en introduisant, dans le même temps, un doute sur ce qui est dépeint. Le traitement pictural le rend inquiétant – en cela comparable aux indices urbains qui parsèment le film L’éclipse d’Antonioni.
Que figure l’horizontale bleu clair presque au centre du paysage ? Quel est l’élément représenté par la bande beige qui se trouve dans la partie inférieure ? Rien sinon des trouées, des interruptions d’espaces, des rabattements brusques de plans. L’espace semblait dans un premier temps logique mais, finalement, ne renvoie plus à aucune figuration.
Tout cela est accentué avec force par le panier de basket. Le gris beige du support de celui-ci, d’une valeur trop proche du fond bleu semble s’évanouir et n’arrive pas, dans le contraste trop fort avec les lignes et le carré noir qui s’y inscrit en son centre, à tenir, à faire tenir cette forme. Tout cela donne une valeur singulière à la bande verticale noire sur le côté droit du tableau, moins bord d’une chose que signe violent, affirmation de force sur ces tons très éteints.
Les terrains de sport qu’il photographie dans ces mêmes années et dont il tirera d’autres motifs, semblent impliquer, par leur géométrie extrême, un rapport de confrontation violent entre les signes, les lignes, les surfaces…
Il est intéressant de mesurer les écarts et les ressemblances avec Oskar 3 exécutée presque 35 ans plus tard. Si l’on retrouve les mêmes données quant à la place du paysage ou du réel, si Raoul de Keyser y assume la même étrangeté, cette œuvre s’oppose à la première par la liquéfaction du traitement. Raoul de Keyser semble jouer avec les stéréotypes des peintures des écoles du Nord : ton gris à la Spilliaert, mélancolie sourde, atmosphère « brumeuse »… Certes la première œuvre donnait l’impression d’une grande lâcheté dans l’exécution mais la dureté de sa composition compensait ce relâchement volontaire. Ici, c’est une mollesse tout autant affirmée qui provoque un sentiment d’effondrement que la « flaque » brune et le trait de même couleur qui parcourt l’ensemble du pourtour semblent essayer de contenir, d’éviter. La violence de cette opposition implique, tout comme dans Flamingo, une nouvelle vision sur le réel et les choses, une vision neuve, désaccoutumée, ne donnant aucune résolution, impliquant une perplexité constamment maintenue.

Éric Suchère

 

A propos d’Oskar 3 :

La peinture de Raoul De Keyser dit beaucoup avec peu. Elle ne décrit rien, sinon ce qui se joue dans la perception du peintre pour monde qui l’entoure. Il n’y a pas d’images dans sa peinture mais il y a des images en cours d’élaboration, des tentatives de constituer des images qui, dès l’origine, sont vouées à ne jamais aboutir en tant que telles. Ce paysage, inspiré par les plages des côtes belges, déjoue l’idée même de paysage. Prenant le contre-pied des attentes habituelles du genre – esthétisme, imitation, couleurs agréables… –, tout semble fuir, se déliter, s’évaporer. Le cadre rouge qui délimite le tableau semble vouloir protéger la composition fragile de l’effondrement. La mer est « couleur de lessive faible1« , pour reprendre l’expression d’Albert Camus dans La Chute lorsqu’il décrit les plages du Nord. La limite entre le ciel et la terre est indéterminée, délavée, floutée par le climat changeant et la modulation de la lumière blafarde d’une aube septentrionale. Luc Tuymans, pour qui Raoul De Keyser fut un maître, déclarait dans un entretien que « ce n’est pas la mer que nous allons voir, c’est toujours notre petite carte postale personnelle de la mer que nous recherchons ».

Je suis sidéré par cette peinture depuis que je l’ai vue pour la première fois – cette sidération n’a jamais fléchi. Stupéfait par la simplicité, par le dénuement, par la toile mal ajustée sur une planche de bois, par la platitude capable d’élever le sentiment poétique. Stupéfait par la manière dont la défaillance devient une puissance, dont l’indigence n’est que l’apparence masquant la tension parfaite de la composition, par l’éclat infime et pourtant si déterminant de ce sillon vert tendre disposé au centre. Il y a comme un vœu de pauvreté dans cette peinture où l’étendue maritime se livre dans une nudité primitive débarrassée de toute joliesse. Je vois dans cette peinture le souvenir de la mer et de l’étendue reconstitué dans toute sa langueur mélancolique. Je demeure devant cette œuvre comme face à une immense leçon de peinture, non pas affirmée mais chuchotée par ce merveilleux paysage exécuté alors que le peintre, âgé de soixante-quinze ans, a déjà plus de cinquante années de pratique.

Jean-Charles Vergne

1– « Voyez, à notre gauche, ce tas de cendres qu’on appelle ici une dune, la digue grise à notre droite, la grève livide à nos pieds et, devant nous, la mer couleur de lessive faible, le vaste ciel où se reflètent les eaux blêmes. » Albert Camus, La Chute, 1956.