Rineke DIJKSTRA
Née aux Pays-Bas en 1959 - Vit aux Pays-Bas
Les photographies de la série New Mothers représentent des jeunes femmes récemment accouchées avec leur enfant, montrées dans une frontalité et une crudité presque violentes. Ces images, prises à des stades différents – juste après l’accouchement, le lendemain et une semaine après celui-ci – immortalisent la relation de double fragilité qui unit la mère à son bébé. Ces images se manifestent en premier lieu par la relative invisibilité des bébés dans le regard du spectateur de ces œuvres. Ce qui revient souvent dans les propos énoncés devant ces photographies concerne essentiellement la figure de la mère, sa fragilité, le marquage du corps, le filet de sang qui ruisselle sur la jambe de l’une d’elles, les stigmates de la césarienne d’une autre, la couche et le pansement de la troisième, la fatigue, l’exhibition du séisme enduré par le corps, etc. Le nourrisson n’est que très peu sujet aux commentaires, comme s’il était en quelque sorte invisible, recroquevillé comme s’il faisait encore partie intégrante de l’enveloppe corporelle de la mère. Pourtant, ce que manifestent en premier lieu ces photographies est la vulnérabilité de la vie humaine, soumise à un temps de gestation si court – en regard de celui de certains animaux – qu’un bébé ne pourrait survivre sans l’attention ni les soins méticuleusement prodigués durant les premières semaines de sa vie. Chaque mère porte son minuscule enfant serré contre elle, pose sans artifice pour la photographe qui, dans un cadrage simple, de face, selon une perspective assez basse, prend et rend avec beaucoup de sensibilité ce qui relève de la sphère privée, ce que personne n’est autorisé à voir, à l’exception du personnel médical et du père de l’enfant. La beauté épiphanique de ces photographies qui emprunte à l’héritage de la peinture néerlandaise du 17e siècle, pays d’origine de Rineke Dijkstra, est celle des premières étreintes, de ces premiers instants et de ces tous premiers jours durant lesquels la mère mesure l’accomplissement et la transmission de la vie.
« La série des New Mothers (1994) est un bon exemple de la façon dont une idée prend naissance. Dans ces œuvres – et dans une autre série sur laquelle je travaillais au même moment, The Bullfighters – je voulais explorer la possibilité de capturer des émotions contraires dans une même image : la douleur et l’épuisement face au soulagement et à l’euphorie. Il s’agissait de photographier ces personnes immédiatement après une expérience physique et émotionnelle intense, en l’occurrence dans le cas des jeunes mères, juste après la naissance de leur premier enfant. […] On voit toujours des photos de mères avec leurs bébés dans lesquelles tout semble enveloppé dans un voile de rose. […] J’ai écrit à une maternité pour demander si des femmes enceintes accepteraient de poser pour moi, mais personne n’a répondu. Finalement, début 1994, la série a commencé à prendre forme : trois femmes que je connaissais sont tombées enceintes pratiquement au même moment et ont accepté de poser. Au début, je voulais les photographier juste après qu’elles aient donné naissance, mais il était un peu excessif de leur demander de sortir de leur lit pour une photographie. Si la photographie de Julie a été réalisée immédiatement après l’accouchement, celle de Tecla a été prise le lendemain. Saskia a accouché par césarienne ; je l’ai photographiée une semaine après. […] Lorsque vous utilisez un flash, toute forme d’intimité disparaît. Vous obtenez une image extrêmement réaliste et détaillée, ce dont vous ne prenez conscience qu’au moment où la photographie est tirée. Avec l’une des femmes, on peut voir un peu de sang […] Elle porte un tatouage. La tête du bébé est encore couverte de sang. Sur le moment, vous ne voyez rien de tout cela. La naissance est une chose crue. Et ce qui n’apparaît pas sur le moment – je parle de la tension et de la peur – est révélé par la photographie. […] On peut considérer que ces images avec les mères ont quelque chose d’extrême, mais elles reflètent aussi la vie ordinaire. […] J’ai remarqué que beaucoup d’hommes ont des difficultés avec ces photographies ; ils ne parviennent pas à les regarder, alors que tant de femmes – celles qui ont donné la vie – m’ont remercié pour ces images. […] Pour les femmes, les notions de menstruation, de grossesse et de souffrance durant l’accouchement font simplement partie de la vie. Les hommes ne pensent généralement pas ainsi. Et ils ne veulent pas voir leurs femmes souffrir1. »
Jean-Charles Vergne
1- « Realism in the Smallest Details – Rineke Dijkstra Interviewed by Jan van Adrichem », Rineke Dijkstra: A Retrospective, Guggenhaim, SFMOMA, 2012, pp.48-50. Traduction Jean-Charles Vergne.