Gilgian GELZER

Né en Suisse en 1951 - Vit en France

Le FRAC Auvergne possède dorénavant un ensemble conséquent d’œuvres de l’artiste Gilgian Gelzer puisqu’il conserve trois dessins et deux peintures s’échelonnant de 1998 à 2012 (deux dessins de 1998, une peinture de 1999, une peinture de 2010 et un dessin de 2012). C’est entre ces deux pôles, dessins et peintures (auxquels il faudrait ajouter la photographie) que se construit la pratique de Gilgian Gelzer.
Chez lui, le dessin est une pratique autonome. Il n’est en rien une étude préparatoire aux peintures mais constitue un équivalent à celles-ci. Au recouvrement par voiles, par transparences, construisant l’espace pictural par une série de palimpsestes, répondent les dessins dans lesquels les différentes strates restent sur une même surface, annulent en partie la profondeur des peintures parce qu’ils sont sans masse. L’espace n’est plus un espace physique mais mental.
Le dessin commence par le tracé d’une ligne, la définition d’une surface par le contour – et non par le bord de la masse colorée comme dans la peinture –, la création d’une structure, une idée de construction vague, une déambulation ou la traversée d’une surface mais, quel que soit la méthode ou le parti pris employé, le dessin est, comme la peinture, sans projet dans l’immédiateté. Le dessin commence de manière automatique et est corrigé par de longues séries de reprises. Si le point de départ peut évoquer, par analogie, le griffonnage que l’on exécute en parlant au téléphone, Gilgian Gelzer ne s’en tient pas à cette première découverte, à contrario de l’étonnement naïf des surréalistes, mais va tenter de faire en sorte que quelque chose advienne de ce hasard. Il s’agit de définir une chose précise qui n’est pas nommable ou n’a pas encore été nommée. Le dessin est le moyen de faire apparaître ce qui n’est pas encore advenu. Il est, dans cette pratique de la rature, de la correction et de la biffure, la mise en place d’une dialectique d’éléments contradictoires entre la plus grande incertitude et la détermination la plus volontaire. Les éléments sont sans arrêt déviés, l’intention dérive pour aboutir à quelque chose d’improbable. II s’agit de poursuivre l’incertitude par la volonté, de faire en sorte que l’incertain s’impose comme déterminé.
Cette incertitude s’impose, principalement, par l’hétérogénéité. Non seulement les dessins des années 1990 et du début des années 2000 ne sont pas homogènes entre eux mais, même à l’intérieur d’un seul, l’intervention est hétérogène car, dans cette somme de temps dont les dessins se font l’écho, des moments très différents se succèdent ou cohabitent. Cette hétérogénéité permet de mettre en doute chaque type de représentation. Il s’agit à la fois de faire accepter une chose dans ce qu’elle a d’arbitraire ou d’unique – et, donc, de ce qu’il n’est pas possible de répéter ou de reconduire – mais aussi, par cette hésitation constante dans les codes, de faire en sorte que le dessin permette la perte de connaissance, terme qu’il faut prendre non dans le sens de conscience mais dans celui de savoir.
Pour les peintures, ainsi que l’affirmait l’artiste « il s’agit de la présentation de quelque chose qui se situerait aux confins de la figure et de l’espace, un état intermédiaire, de fusion¹ ». La peinture joue toujours de ces deux éléments, à la fois figure et espace, à la fois corps et territoire. La peinture est « l’expression d’un certain sentiment de la réalité² » dont les référents demeureraient absents et qui évoquerait le corps par son caractère organique et le territoire par la manière dont l’espace se constitue.
La méthode de travail est aléatoire et empirique. Des formes naissent sans programme préétabli, se modifient. Les couches dérivent les unes des autres, sans qu’il soit possible d’établir une logique. À moins que la logique soit l’absence de règles, la possibilité constante d’un désordre, d’une dissymétrie, d’un effondrement des constructions classiques habituelles. La seule chose qui semble structurer l’ensemble est la compacité étonnante des différentes formes colorées qui, tout à la fois, se maintiennent les unes les autres à la surface, en même temps qu’elles se trament, s’écrasent et se dissolvent : surfaces opaques, éléments transparents, contrastes brutaux, dissonances non préparées, jus subtils, éléments rectilignes contre surfaces courbes… il semble que tout concourt à former un organisme tout en préparant, dans le même temps, sa faillite possible : « Je me rends compte que je peins toujours des formes hétérogènes les unes aux autres. Elles s’interpénètrent, se différencient et se mêlent. Je cherche une construction mais cette construction est comme minée, mise en péril par les questions qu’elle pose. (…) En fait, ce qui me préoccupe dans mes dernières peintures, c’est d’arriver à peindre une dissolution. Ce qui m’intéresse, profondément, aujourd’hui, c’est la désorganisation des choses³ ».
À partir de la fin des années 2000, Gilgian Gelzer a commencé à réaliser des dessins en couleur (dessins muraux ou dessins sur papier). Bien que colorés, ses dessins ne constituent toujours pas une transposition des peintures, ni même une étude pour celles-ci. La couleur, dans ceux de 2008 – dont le Musée National d’Art Moderne possède un exemple –, accentue l’hétérogénéité et l’impureté formelle de ces « improvisations » ou paysages mentaux. En 2011, l’artiste a réalisé un ensemble de dessins où l’hétérogénéité n’est plus de mise comme ceux-ci sont constitués de réseaux de lignes s’enchevêtrant et se recouvrant – à l’instar de pelotes de fils colorés. Ces grands dessins de 200 x 150 cm, constituent des variations où l’épaisseur des lignes, leur amplitudes, la couleur, la densité des recouvrements… donnent des champs de force variables pouvant aussi bien évoquer des réseaux sanguins, des cartographies contemporaines, des parcours sismographiques aux résonances gazeuses, liquides, minérales, corporelles, moléculaires… où l’œil, jamais au repos, erre sans but dans un espace autant chaotique que fractal.
Ces dernières années ont vu la raréfaction des peintures, particulièrement des grands formats et l’apparition de peintures sur isorel ou d’acrylique dans des dimensions restreintes – c’est le cas pour l’œuvre acquise par le FRAC –, dimensions réduisant les possibilités de complexité compositionnelles, peintures allant plus directement à l’essentiel et où les analogies corporelles semblent disparaître et, sans doute, que la complexité des dessins dans la même période imposait ce contrepoint.

Eric Suchère

1- Gelzer, Caen, éditions du DAM, 1988.
2- Ibid.
3- Ibid., p.48.

 

 

À propos de Sans titre (réf.76) :

Le dessin est fascinant dans l’équilibre qu’il maintient entre l’intuition et la maîtrise de la composition. Il faut tenter de tracer le chemin de création de cette œuvre, conçue à plat, peut-être à même le sol, sans projet ni préméditation. Ce pourrait être semblable aux lignes que l’on tracerait, machinalement, l’esprit vacant. Vous l’avez déjà fait, sur une feuille de papier, au téléphone, de façon automatique. Nous l’avons fait, enfants ou adultes, et nous pouvons comprendre la naissance de ces lignes, arabesques, formes et petits gribouillis, tracés sans y penser. Mais penser n’est pas songer et lorsque la pensée se retire, le songe s’invite comme le protagoniste invisible, manifestation voilée de l’esprit. En dépit du détachement feint de ce bégaiement de graphite, quelque chose agit et guide le crayon sur le papier, un projet instinctif, une organisation secrètement orchestrée. La main pense, le tracé chemine selon un parcours découvert à mesure qu’il se crée, fluide puis brisé, ordonné puis labyrinthique. Nous assistons à la création d’une carte dévoilant un territoire qui nous était inconnu. La carte se déploie dans toutes les directions ou se noue sur une parcelle minuscule. Le cheminement du trait donne au temps une texture que l’on ressent physiquement. C’est un vaste dessin sans dessein dont on ne peut savoir où il a commencé ni quel en fut l’ultime trait. La carte ainsi dressée révèle un territoire plus grand que le corps, abstrait puisqu’il n’existe nulle part. Le territoire mêle les strates archéologiques aux courbes de niveaux. La tectonique complexe, répétée, appuyée, parfois effacée, a dévoilé les rondeurs organiques de ventres primitifs et l’architecture crénelée de vertèbres. Je ne peux m’empêcher de discerner dans la disposition organisée des cercles concentriques, dans l’engrenage ajusté des vertèbres, la résurgence d’un corps schématique, vénus de la nuit du temps esquissée sur la roche tendre d’une cavité sacrée.

Jean-Charles Vergne