Nan GOLDIN

Née aux États-Unis en 1953 - Vit aux Etats-Unis

Cette série de quinze photographies est consacrée à Cookie Mueller, l’une des amies les plus chères de Nan Goldin. De la première image, prise en mars 1976 à l’occasion de la fête d’anniversaire de l’artiste, à la dernière photographie, prise en décembre 1989 – un mois après la mort de Cookie – cette œuvre est un témoignage d’amour, un tombeau (comme celui que Mallarmé écrivit pour Verlaine), pour que ne soit pas oubliée celle qui fut son amie, pour que demeure vivace le souvenir de Vittorio qui fut son mari. La série est introduite par ce texte, écrit de la main de Nan Goldin :

 

« Cookie Mueller

2 mars 1949 – 10 novembre 1989

La première fois que j’ai vu Cookie, elle se trouvait devant chez elle à Provincetown et participait à un vide-greniers. Elle était une sorte de croisement entre une fille issue d’un milieu rural et une starlette hollywoodienne de série B ; la femme la plus fabuleuse qui m’ait été donnée de voir. Quelqu’un m’a dit qu’elle était la même Cookie que celle des films de John Waters. Cet été-là, j’ai commencé à la rencontrer dans les bars, dans des fêtes, ainsi qu’à l’occasion de barbecues où elle allait avec sa famille – sa petite amie Sharon, son fils Max, et son chien Beauty. L’une des raisons pour lesquelles nous sommes devenues proches était liée au fait que je la photographiais – les photos étaient intimes et intimes nous sommes devenues. J’étais exclue de sa sphère et le fait de la prendre en photo m’a permis d’y entrer.

Cookie était lumineuse, une beauté, mon idole. Avec les années, elle devint écrivain, critique d’art, star de cinéma, ma meilleure amie, ma famille. Nous avons vécu le meilleur et le pire ensemble, à Provincetown, New York, New Orleans, Baltimore et Positano.

En 1988, alors que j’étais partie, Cookie est tombée malade. Quand je suis revenue la voir en août 1989, les conséquences du sida l’avaient privée de la parole. Mais quand je l’ai photographiée, elle m’a parlé, elle était présente comme jamais.

Le 14 septembre son mari Vittorio Scarpati est mort d’une maladie causée par le sida et après cela, Cookie a en quelque sorte abandonné. Elle est morte le 10 novembre à l’hospice du Cabrini Medical Center.

J’ai toujours pensé que je ne pourrais perdre personne ni quoi que ce soit si je les avais suffisamment photographiés. J’ai rassemblé cette série d’images à partir des centaines de clichés que j’ai pris de Cookie durant ces 13 années où je l’ai connue, pour pouvoir la garder auprès de moi. En définitive, cela me confronte à tout ce que j’ai perdu.

Nan Goldin, New York City, septembre 1990. »

 

Comme il est vain de vouloir remplacer les propres mots de Nan Goldin, et afin de respecter la volonté de mémoire qui est l’essence de son œuvre, voici également ce qu’elle exprime en voix off pour les besoins du documentaire qui lui a été consacré par la chaîne Arte dans la série Contacts en 20001, alors que défilent à l’écran les quinze photographies de la série :

« Cookie était l’une de mes meilleures amies. Nous formions une famille sans faire de distinction entre les gays et les hétéros. Cookie et moi étions bisexuelles. Nous l’étions vraiment. Elle était la diva, la superstar de toute la famille. On fêtait Noël chez elle, elle nous servait de l’opium et de la dinde. On sortait tous les soirs. Tout le monde sniffait de l’héroïne pour faire la fête ; personne n’en était dépendant. Sharon vivait avec Cookie depuis longtemps. Quand Cookie s’est mise à coucher avec des hommes, Sharon a traversé une mauvaise période. J’étais leur confidente. Ensuite, Cookie est allée en Italie où elle a rencontré Vittorio Scarpati, un artiste italien. Plus tard, il est venu à New York et ils se sont mariés. Ils étaient tous les deux séropositifs. En septembre 1989, Vittorio est mort. Juste après, Cookie a perdu sa voix ; elle ne pouvait plus parler. Là, c’est le jour où Vittorio est mort ; nous sommes tous venus le voir. Et là, c’est Cookie. Elle ne parlait plus et ne marchait qu’à l’aide d’une canne. Après elle s’est laissée mourir1. »

Il est difficile de s’emparer de ces photographies en tant que spectateur, sinon pour rendre hommage au travail intime de mémoire mené par Nan Goldin dont la vie se partage en deux formes de témoignages : les journaux intimes qu’elle écrit et qui ne font l’objet d’aucune communication publique, et les « journaux photographiques » élaborés au quotidien, comme un acte réflexe, l’appareil accompagnant l’artiste en permanence. Les prises de vues ne répondent pas à un sens de l’observation particulier mais répondent à la nécessité de photographier un vécu, au moment où il est vécu, pour percevoir et ressentir ce qui se vit : « Bien que ces photos puissent être considérées comme une invitation à découvrir mon monde, mon objectif, en les prenant, était de pouvoir observer les gens à travers leur image. Quelquefois, il m’arrive, en effet, de ne pas savoir ce que j’éprouve envers quelqu’un jusqu’à ce que je le photographie. […] Les gens qui sont sur ces photos affirment que, pour être avec moi et pour me connaître, il faut être aussi avec mon appareil photo, car il est indissociable de ma personne. C’est comme si ma main était mon appareil photo. Si c’était possible, j’aimerais qu’il n’existe pas de mécanisme entre moi et le moment où je photographie. Mon appareil fait autant partie de ma vie de tous les jours que la parole, la nourriture ou le sexe2. »

Si les photographies sont prises sur le mode d’une quotidienneté, d’un acte réflexe, leur montage en série s’effectue « après-coup », lorsque la tournure des événements est telle que l’histoire peut être écrite rétrospectivement. La série des quinze photographies réunies autour de Cookie forment un tombeau pour Cookie « après-coup ». Ce retard implique également une variation suffisante de point de vue pour que les visages se chargent d’une épaisseur particulière, nouant des analogies avec l’universalité de certaines représentations historiques : le visage de Cookie près du cercueil de Vittorio, semblable à celui d’Eve dans L’Expulsion du paradis de Masaccio (1427, Chapelle Brancacci, Florence) ; le masque mortuaire de Vittorio sur la même photographie, si proche du Christ au tombeau d’Holbein Le Jeune (1521, Kunstmuseum, Bâle).

Jean-Charles Vergne

1- Nan Goldin, Contacts, 14mn, réalisé par Jean-Pierre Krieff, Arte France / KS Visions, 2000.
2- Nan Goldin, La Ballade de la dépendance sexuelle, La Martinière, 2013, p.6.