Luc TUYMANS
Né en Belgique en 1958 - Vit en Belgique
Omniprésent sur la scène artistique internationale (Documenta IX de Kassel, Centre Pompidou, CAPC, Biennale de Lyon en 1997, Biennale de Venise en 2001, Tate Modern en 2003, MoMA de New York en 2010…), l’artiste belge Luc Tuymans a réalisé au FRAC Auvergne sa première exposition personnelle en France en 2003. Il élabore depuis les années 1980 une œuvre picturale dont l’apparente simplicité suscite le trouble. Il s’agit souvent d’intérieurs, de portraits, d’objets ou de natures mortes d’où se dégage un sentiment mitigé de secret, de malaise, de répulsion et d’interrogation liée à ce qui paraît être exécuté avec une sorte de nonchalance faussement dérisoire. Les peintures de Luc Tuymans, dont plusieurs séries ont été consacrées au nationalisme, à la violence dans l’histoire du XXème siècle, aux symboles extrémistes d’une certaine conscience collective flamande, présentent toutes la même touche un peu hésitante, le même aspect surannée, vieilli, comme s’il s’agissait d’œuvres déjà anciennes. Toile écrue, craquelures affleurant la surface, obsolescence des couleurs, confèrent aux œuvres l’aspect de peintures étoilées, fanées, au caractère presque insipide. Les images sont souvent surexposées, leurs proportions agrandies, le contour des formes estompé, et ne dévoilent leur sens qu’à l’issue d’un examen attentif. Derrière leur absence totale de séduction, au-delà de l’anonymat supposé des sujets et du schématisme de leur exécution, se profile souvent l’évocation de sujets graves.
Pourtant, les deux œuvres sur toile acquises par le FRAC Auvergne ne présentent aucune référence explicite aux sujets évoqués précédemment, même si Luc Tuymans affirme que « la violence est la seule structure commune à tout mon travail. Elle est à la fois physique et détachée ». La nature morte et le rideau à motifs géométriques montrent des surfaces dont l’organisation est régie par des couleurs blafardes, fanées, passées.
La nature morte « Sans titre » se livre dans une volonté manifeste de rejet. Tout, dans cette œuvre, contribue à dérouter et à décourager le spectateur confronté à une pauvreté avérée : châssis approximatif, clous grossiers, entoilage peu précautionneux, trace de scotch, exécution en apparence peu maîtrisée – en apparence seulement. Pourtant, Luc Tuymans est l’un des peintres les plus importants de notre époque, présent dans les collections les plus prestigieuses, et cette œuvre figure parmi les pièces majeures de la collection du FRAC Auvergne. Le peintre a visiblement souhaité dévaluer sa peinture afin de représenter une corbeille de fruits pourrissants, cernés de moisissure bleutée, déposés dans un récipient à peine crédible dans son volume, dans un décor aussi énigmatique qu’incomplet. Une nature morte oui, mais une nature réellement morte, doublement morte, tuant la peinture en même temps que son sujet. En sabordant de la sorte sa peinture, Luc Tuymans livre un memento mori (« souviens-toi que tu vas mourir ») dans ce qu’il a de plus radical et, sans doute, de plus touchant dans cet épuisement de la peinture soumise aux regards, dans cette manière de donner corps à la vanité de la vie terrestre en pointant la fatalité mortelle de toute chose.
« Curtains (rideaux) », propose une vue macroscopique d’une tenture, dont on distingue difficilement ce qu’elle cache ou protège du regard. Des formes se détachent (une étoile en haut à gauche, une forme oblongue traversant la surface de part en part, en bas), dont on ne peut identifier dans quel espace elles se situent ni à quel type d’objet elles correspondent. Finalement, seul le titre donne l’indication de ce qui est peint, lui seul renvoie le regard au registre de la figuration.
Ces deux peintures, si elles renvoient à l’univers trivial du quotidien, laissent planer une ambiguïté sur ce qu’elles montrent réellement. « Les tableaux, s’ils veulent faire un effet, doivent avoir cette intensité profonde du silence, un silence plein ou un silence vide. Une œuvre devrait figer le spectateur, comme s’il y avait une terreur de l’image. Il s’agit de créer une atmosphère de vide. Chacune de mes œuvres doit produire un effet de vide qui m’apparaisse aussi comme un corps étranger ». (Luc Tuymans).
« Evidence (preuve) », acquise après l’exposition de Luc Tuymans au FRAC Auvergne, est une carte blanche proposée à l’artiste qui, avec beaucoup de délicatesse, a accepté de réaliser une aquarelle sur papier destinée à rejoindre les deux huiles sur toile déjà présentes dans la collection. Comme toutes les œuvres du peintre, « Evidence » est une peinture allusive, à la fois lisse et violente. « Evidence », comme toutes les œuvres du peintre, est à l’origine un document photographique qu’il s’agit de transposer en lui accordant un signifiant et un temps différents. La photographie est extraite d’archives médicolégales russes dans lesquelles sont compilés des clichés de victimes de meurtres dont les os du crâne ont été utilisés pour reconstruire leur visage défiguré par les balles afin de pouvoir les identifier. Renvoyant à une technique d’identification mise au point en leur temps par les soviétiques, Evidence est aussi une manière de traiter indirectement du climat de violence de plus en plus banalisée qui règne en Russie, tant dans les sphères les plus populaires que dans les arcanes du pouvoir en place et de son dédain à peine dissimulé pour la démocratie.
A propos de Curtains :
Le premier cauchemar dont je me souvienne : dans la pénombre – je dois avoir six ans –, je regarde, tétanisé, la silhouette d’un cow-boy en découpe floue derrière la transparence du rideau orangé tiré devant la fenêtre, sur la musique du film Il était une fois dans l’Ouest diffusé la veille à la télévision (depuis, le souvenir du cauchemar revient dès que se fait entendre le célèbre thème à l’harmonica d’Ennio Morricone). Je n’ai qu’un souvenir parcellaire de la silhouette, des bribes semblables à un corps démantibulé que certaines zones seulement du rideau permettent de distinguer selon les variations d’opacité infligées à l’étoffe par la nuit tombante.
Tout le monde vit ce genre de chose, probablement, tout le monde a été frappé par le pouvoir de rêves dont les images lisses et banales n’ont rien d’inquiétant. Les rideaux ont beau être lisses, ils se chargent de symboliques de révélation, d’irruption, de dissimulation, de métamorphose, dont la peinture et le cinéma se sont emparés pour porter jusqu’à la terreur l’apparente banalité des voilages. J’ai repensé à ce cauchemar la première fois que j’ai vu Curtains (rideaux) et ses formes imperceptiblement révélées en-deçà de la surface par une série de repentirs. C’était en 1996, Luc Tuymans n’était alors pas le peintre de renommée mondiale qu’il est devenu dans les années suivantes, je ne pouvais être influencé d’aucune manière dans ma façon de voir cette œuvre ou, plus exactement, dans mon incapacité initiale à la regarder correctement. Dans sa façon de maintenir son spectateur à distance, comme lorsqu’un rideau est tiré devant une fenêtre, Curtains (rideaux) possède un pouvoir de rétractation stupéfiant qui rend cette œuvre inadmissible et insaisissable. Il s’agit d’une tenture, le titre l’indique, dont on ne peut distinguer ce qu’elle cache ou protège du regard. Des formes se détachent, impossibles à identifier, inscrites sur des strates picturales superposées correspondant à différents moments de peinture : deux étoiles, une forme oblongue traversant la surface de part en part, des lignes verticales enterrées, deux disques qui parfois apparaissent sous certains éclairages… La couleur est indéfinissable : jaune pisseux, vert chlorotique, brunâtre fangeux. Les motifs en croisillon qui scandent la surface témoignent d’une régression et d’une beauté fatiguée. Ils sont les motifs du rideau, ils sont des agrandissements gauchis de la trame du tissu et de la toile, ils bavent leur jus, ils épuisent leur forme dans un babil pictural dont l’apparente désinvolture m’a toujours semblé d’un tragique terrifiant. Je continue à m’interroger sur la capacité de ces gestes, si médiocres en apparence, à se charger d’une telle puissance d’effroi. Prendre cette œuvre entre ses mains, comme je l’ai fait à maintes reprises, permet de réaliser à quel point un châssis à peine construit, une toile de qualité moyenne et une peinture lavasse peuvent avoir cette capacité à se hisser au rang des grandes tragédies ou des événements les plus brutaux du réel.
Je crois qu’il s’agit pour Luc Tuymans d’entretenir une légère oscillation entre une virtuosité consciente de son propre sabordage et un langage en délitement, fendillé par le gauchissement, épuisé. Une langue sans salive. Ayant eu la chance de pouvoir regarder régulièrement Curtains depuis plus de vingt ans, je demeure impressionné par son efficacité, une efficacité par l’inachèvement feint. C’est une peinture impossible à mémoriser, une peinture de tons qui s’agrandissent dans la mémoire et disparaissent dans l’empreinte des surgissements et des enfouissements, dans l’alternance des élans et des chutes, dans le frayage des lumières et des objets non identifiables enfouis dans une image à la raréfaction maximale, asphyxiée. C’est une image faible et, paradoxalement, une merveilleuse peinture dévoilant une infinité de possibles. Elle est le lisse soumis à la lassitude du spectateur trop pressé qui n’y verra rien, elle est le lisse du monde incapable de voir les images. C’est une peinture très violente. Parce qu’elle est lisse (faussement lisse). Parce que la violence, c’est le lisse.
« Une œuvre devrait figer le spectateur, comme s’il y avait une terreur de l’image. » (Luc Tuymans).
Jean-Charles Vergne