DIRK BRAECKMAN – Évidences possibles

Du 28 janvier 2023 au 4 juin 2023

Les photographies de Dirk Braeckman sont des vibrations de tons délicatement contenus entre la noirceur absolue d’un poudroiement charbonneux et la blancheur irradiante d’éclats de lampes, de rayons solaires ou d’éblouissements de flashs pulsés. Des noirs les plus opaques aux blancs les plus stridents, la granulosité de la lumière neutralisée par le gris ou par l’extinction crépusculaire de la couleur fait reposer les détails du monde sur une surface d’une matité totale.

Sur un plan strictement technique, ces photographies sont photographiques, c’est indéniable, mais elles s’échappent pourtant du genre et s’imprègnent d’une intonation qui est celle de la peinture. Dirk Braeckman a d’abord été peintre, et cette pratique initiale fut déterminante dans la manière dont la photographie devint ensuite le catalyseur d’un regard de peintre. L’art de Dirk Braeckman ne produit pas d’images car les images n’ont aucune surface, contrairement à ses œuvres dont la granulation importe autant qu’importe la touche d’un peintre.

Une peinture est d’abord le récit d’un regard. Ce que nous voyons des œuvres de Dirk Braeckman n’est pas la prise de vue initiale mais un regard particulier sur le monde où les choses sont appréhendées dans une relation constante avec la remémoration. Ce qui est montré est ce qui a été vu puis, partiellement, voire totalement, oublié. L’acte photographique ne constitue qu’un premier geste de captation destiné à être archivé, parfois durant des années, avant qu’une image ne soit exhumée, comme on exhume un souvenir ancien. L’image est prise, laissée, puis reprise, redécouverte, parfois reprisée, rephotographiée, recadrée ou étalonnée selon une lumière différente – comme se refabriquent nos souvenirs lorsque nous les appelons à nous, dans une authenticité vacillante, voilée par le trouble grisâtre d’une mémoire incertaine.

Il ne s’agit donc pas de rendre compte d’un instant vécu, il ne s’agit pas de produire des instantanés, mais de produire le récit d’un regard, de restituer la façon dont le souvenir d’un lieu sédimente jusqu’à n’être plus un souvenir mais un tableau en soi, un monde refermé sur lui-même se livrant rétrospectivement dans son instabilité, dans son évanescence, dans le léger flottement d’une lumière grise dont les tons demeurent impossibles à fixer dans la mémoire.

 

Jean-Charles Vergne
Directeur du FRAC Auvergne
Commissaire de l’exposition

Autres expositions cette même année

LE PROMONTOIRE DU SONGE

Avec
Etel Adnan – Dove Allouche -Mustapha Azeroual – Léa Belooussovitch – Mireille Blanc – Dirk Braeckman – Claire Chesnier – Raoul De Keyser – Vincent Dulom – Jean-Charles Eustache – Marina Gadonneix – Noémie Goudal – Lukas Hoffmann – Rémy Jacquier – Marc Lathuillière – Jérémy Liron – Sébastien Maloberti – Éric Manigaud – Francis Morandini – Jean-Luc Mylayne – Loïc-Yukito Nakamura – Patrick Neu – Eva Nielsen – Josèfa Ntjam – Anthony Plasse – Sylvain Roche – Hiroshi Sugito – Luc Tuymans – Robert Zandvliet – NASA

Dans Le Promontoire du songe, écrit en 1863, Victor Hugo raconte une expérience visuelle marquante. Il s’agit de l’observation de la surface de la Lune à travers un télescope, de la découverte de ses reliefs et du volcan appelé le Promontoire du songe. Très vite, il établit une comparaison entre la révélation du paysage lunaire et la façon dont se dévoilent au regard les œuvres d’art1. Le texte est remarquable dans sa manière de pointer la cécité initiale qui peut être la nôtre lorsque, pour la première fois, nous découvrons une œuvre, incrédules et incapables d’en mesurer la portée. Victor Hugo « ne voit rien », avant que n’advienne un véritable « voyage », une « irruption de l’aube dans un univers couvert d’obscurité » vécue comme une fulgurance.

Devant la Lune ou face aux œuvres, le regard découvre. Le terme est riche de sens car il indique la notion d’invention à l’égard d’une chose qui demeurait dissimulée, masquée, alors même que nous l’avions devant les yeux. Une œuvre se découvre, se trouve à découvert, soumise au jugement de celles et ceux qui la regardent. Ce qui n’est plus couvert se trouve, littéralement, à découvert, en situation de fragilité.

Souvent, comme ce fut le cas pour Victor Hugo, nous constatons notre incapacité à voir, soit parce que les œuvres ne se découvrent pas si aisément, soit parce que nous n’adoptons pas le bon point de vue, au bon moment. Il nous faut aller au-delà du désappointement initial. Il nous faut admettre notre aveuglement et accepter le temps nécessaire pour discerner, percevoir et faire le voyage auquel les œuvres nous invitent.

Pourtant, ce qui aurait dû déclencher ce voyage et nous élever à la hauteur de nos espérances se révèle parfois opaque, voire décevant. Ainsi, la Lune rêvée par Victor Hugo n’est pas celle que foula Neil Armstrong en 1969 devant des millions de téléspectateurs. Ce fut une Lune terriblement réelle, grise, poussiéreuse et terne, un satellite inerte et froid. L’auteure Nina Leger en a fait un livre, Stark2, dans lequel elle met en regard le texte de Victor Hugo avec le récit de l’aventure vécue par Neil Armstrong. La Lune, en 1969, fut ainsi vidée de son imaginaire, de sa puissance onirique, mise à découvert car les images qui furent mondialement diffusées ne montrèrent qu’un vaste désert couleur de cendre duquel étaient absents les fantasmes et les symboles que l’astre avait portés depuis des millénaires. Pourtant, nous continuons à regarder la Lune dans sa merveille et son mystère, nous continuons à y croire.

C’est cette expérience du regard que souhaitent mettre en lumière les œuvres d’une trentaine d’artistes de la collection du FRAC Auvergne. Elles dévoilent ce qui apparaît, ce qui nous échappe, mais aussi les relations particulières qui se nouent dans leurs dialogues. Alors, comme Victor Hugo, regardons. Regardons mieux.

Jean-Charles Vergne
Directeur du FRAC Auvergne
Commissaire de l’exposition

1- Dans le texte de Victor Hugo, il s’agit des pièces de William Shakespeare
2- Nina Leger, Stark, éditions marcel, Paris, 2018.

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Le Toucher du monde - Dialogue entre les collections du FRAC Auvergne et du musée Paul-Dini

Musée Paul-Dini à Villefranche-sur-Saône

L’exposition Le Toucher du monde réunit les œuvres du FRAC Auvergne et du musée Paul-Dini, dans un dialogue jouant sur les résonances d’œuvres et d’artistes qui, pour certains, sont présents dans les deux collections. Cette exposition met en relation les œuvres selon des liens qui, parfois, relèvent de familiarités entre artistes, parfois se tissent par échos poétiques ou formels s’inspirant du célèbre jeu enfantin du Marabout (bout de ficelle, selle de cheval, etc.).
Le parti pris volontairement ludique de cette exposition place le visiteur face aux mondes que chaque artiste bâtit de manière intime et que nous sommes invités à envisager dans leur étrangeté, leur singularité, leur langue personnelle. Le propos de cette exposition est de comprendre ce qui se joue là, dans la relation nouée entre l’artiste et le destinataire de son œuvre.
L’un des éléments de réponse est sans doute apporté par Franz Schrader, géographe, randonneur, dessinateur, peintre et cartographe qui, en 1897 lors d’une conférence donnée au Club Alpin de Paris, exprimait son amour des montagnes. Dans cette intervention intitulée « À quoi tient la beauté des montagnes1 », il expliquait comment celles-ci devaient être regardées, dessinées ou peintes : « Pourquoi, comment, à cause de quoi ces montagnes sont-elles si belles ? Première question suivie d’une autre : après tout, qu’est-ce qui me prouve qu’elles sont réellement belles ? Je les trouve telles ; soit, mais n’est-ce pas en moi seul que réside leur beauté ? N’est-ce pas là une chose toute subjective et liée à mon éducation ? ». Il poursuit en affirmant que « celui qui sent une beauté aura toujours raison contre celui qui ne la sent pas ; celui qui voit contre celui qui ne voit pas, celui qui s’émeut contre celui qui ne s’émeut pas. »
L’énoncé de Franz Schrader à propos de sa passion pour les montagnes entretient une enthousiasmante analogie avec ce que devrait toujours être notre relation à l’art et à la culture plus généralement. N’allons pas voir de peinture, de théâtre, d’installations, de films, de danse, ne lisons pas de littérature ou de philosophie dans une quête d’apprentissage. L’apprentissage ne devrait venir qu’en second plan et être précédé d’une quête, bien plus vivante, plus essentielle. Cette quête est celle de l’étreinte, des étreintes avec le monde. Alors, nous devons nous poser les mêmes questions que Franz Schrader et tenter de comprendre « à quoi tient la beauté de nos étreintes » et de tenter de savoir pourquoi sommes-nous parfois touchés ?
« Touché », le mot est important car c’est quand l’œuvre me « touche », qu’elle m’émeut, me meut, déplace en moi les réglages fins de mes sensations, qu’elle s’interpose comme un nouveau filtre entre le monde et ce que je suis. Être touché, c’est sans doute ce qui constitue la quête inconsciente de notre rapport à l’art.

1 – Franz Schrader, À quoi tient la beauté des montagnes (1897), Paris, Isolato, 2009.

Jean-Charles Vergne
Directeur du FRAC Auvergne

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