Dove ALLOUCHE

Né en France en 1972 – Vit en France

Dessinateur virtuose, Dove Allouche construit une œuvre profonde, fortement marquée par la science, la littérature et le cinéma. Une part de son œuvre est fondée sur la retranscription par le dessin, la photographie ou tout autre moyen de reproduction de lieux marqués, soit parce qu’ils sont porteurs d’une histoire – à l’instar de cette forêt calcinée au Portugal ayant donné lieu à la réalisation de 140 photographies ensuite fidèlement reproduites en 140 dessins somptueux – soit par l’évocation symbolique forte qui habite certains sites. Ainsi, la série de 13 photographies intitulée Le Temps Scellé s’appuie-t-elle sur un site tout à fait spécifique que les cinéphiles connaissent bien puisque l’ensemble des prises de vues a été réalisé en Estonie, sur le site choisi en 1979 par le réalisateur russe Andreï Tarkovski pour tourner les scènes majeures de son film Stalker. Ce chef-d’œuvre du cinéma raconte le voyage initiatique de deux hommes, un écrivain et un scientifique, sur un territoire mystérieux et interdit appelé la Zone. Site maudit, habité par une inquiétante force spirituelle, la Zone a, selon la légende, été l’objet de la visite d’une civilisation extraterrestre de passage et contiendrait un certain nombre de traces de ce contact éphémère avec la Terre. Circonscrite par des barrages soigneusement gardés par la police, la Zone est réputée pour son influence néfaste, voire mortelle, sur ceux qui y pénètrent. Seuls quelques hommes, les stalkers, se risquent à y conduire clandestinement ceux qui, en quête de leur propre destin, souhaitent atteindre le cœur de la Zone où se trouve une bâtisse abritant la Chambre, lieu censé pouvoir exaucer tous les désirs. Près de trente ans après la réalisation du film en Estonie, Dove Allouche accomplit une nouvelle reconnaissance topographique afin de retrouver avec exactitude les paysages de la Zone. Équipé d’une chambre noire, accompagné d’un des producteurs russes du film, il exécute un ensemble de 13 photographies, réactivant les points de vue du film de Tarkovski, et l’idée d’un lieu de tous les possibles, un espace métaphorique où le présent se confond avec le futur, un temps scellé. Le Temps Scellé, justement, reprend son titre du livre d’Andreï Tarkovski, regroupant ses écrits et notes de tournage. A propos de Stalker, le réalisateur déclare : « Lorsque les héros du film commencent leur voyage vers la Zone, leur but est d’atteindre une chambre où, leur dit-on, leurs vœux les plus secrets seront exaucés. […] Lorsqu’ils touchent enfin à leur but, après avoir été très éprouvés et avoir beaucoup réfléchi sur eux-mêmes, ils décident pourtant de ne pas entrer dans la chambre, bien qu’ils aient cherché à l’atteindre au risque de leurs vies. C’est qu’ils se sont alors rendus compte combien ils étaient imparfaits au niveau le plus tragique, le plus profond de leurs consciences. Et ils ne trouvent plus les forces spirituelles nécessaires pour avoir confiance en eux-mêmes. Il ne leur reste que celles pour voir en eux-mêmes et ils en sont horrifiés ! » (Le Temps Scellé, Petite Bibliothèque des Cahiers du Cinéma, 2004, p.229). Et il ajoute : « On m’a très souvent demandé ce que représentait cette Zone. Il n’y a qu’une seule réponse à donner : la Zone n’existe pas. C’est le stalker lui-même qui a inventé sa Zone. Il l’a créée pour pouvoir y emmener quelques personnes très malheureuses, et leur imposer l’idée d’un espoir. La chambre des désirs est également une création du stalker, une provocation de plus face au monde matériel. Cette provocation, construite dans l’esprit du stalker, correspond à un acte de foi ». Les photographies de Dove Allouche reprennent fidèlement un certain nombre de lieux importants du film : premières images de la Zone lorsque les protagonistes arrivent secrètement par une voie de chemin de fer désaffectée, cadrages sur la maison abandonnée abritant la Chambre, étendues de plaines jonchées (dans le film) de chars de combat en ruine, paysages soudainement habités d’une insaisissable présence du fait même du contexte… Près de 30 ans après le tournage, la Zone semble n’avoir que très peu changé et, hormis les nuances de lumière et les différences de végétation, les photographies de Dove Allouche retranscrivent avec grande exactitude l’atmosphère du site, paradoxalement banale et chargée. Si la réalisation de ce travail repose en grande partie sur la volonté de revisiter un film figurant parmi les plus importants de l’histoire du cinéma, il en va aussi d’une façon de souligner le statut même de zone interdite du site en l’arpentant plusieurs décennies après. « Pour un citoyen de l’ancienne Union Soviétique, la notion de Zone interdite donne lieu à (au moins) cinq associations : la Zone est (1) le Goulag, c’est-à-dire un territoire isolé voué à l’enfermement ; (2) un territoire contaminé ou rendu inhabitable par quelque catastrophe technologique (biochimique, nucléaire…), tel Tchernobyl ; (3) le domaine retiré dans lequel vit la Nomenklatura ; (4) le territoire étranger dont l’accès est interdit (comme le Berlin Ouest clôturé au cœur de la RDA) ; (5) un territoire où une météorite s’est écrasée (comme à Tunguska en Sibérie). […] Dans Stalker, cet espace fantasmatique est la « zone » mystérieuse, le territoire interdit dans lequel l’impossible se produit, dans lequel les désirs secrets sont réalisés » (Slavoj Zizek, Lacrimae Rerum, Editions Amsterdam Poches, 2005, p.199).

Les deux grands dessins acquis à l’issue de l’exposition de Dove Allouche au FRAC Auvergne en 2011 font l’objet d’indications très précises de la part de l’artiste quant à leur processus technique. Il s’agit d’une « rehausse à l’encre de Chine noire puis d’un dessin à la mine de plomb sur estampe à l’encre pigmentaire jet d’encre imprimée sur papier bfk rives, d’après une photographie stéréoscopique anonyme sur plaque de verre de 1917 numérisée et traitée en haute définition ». Ces éléments importent car quiconque veut aborder le travail de Dove Allouche doit avant tout comprendre que ses œuvres sont sous-tendues par une recherche liée aux modalités de production et de reproduction des images. Dove Allouche a acquis une connaissance pointue des techniques qui se rapportent à la manière de faire des images : photographie, radiographie, gravures, virages à l’or sur papier gélatinoargentique, héliogravure, dessin hyperréaliste à la mine de plomb, encre de chine, etc. La chimie photographique, la qualité des papiers et, plus globalement, l’histoire matériologique des images n’ont pas de secret pour cet artiste fasciné par la manière dont celles-ci se fabriquent, se transmettent, se conservent, rendent visible l’invisible, disparaissent, s’inscrivent dans la mémoire collective, etc. Anonyme et Charnier sont des doubles images, virtuoses, exécutées durant des semaines à partir de plaques stéréoscopiques, ancêtres de l’image 3D qui permettaient, notamment, aux photographes envoyés sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale de ramener des images saisissantes de l’horreur pour que l’opinion publique puisse prendre connaissance avec un réalisme optimal de la réalité des massacres. Ces plaques, acquises par Dove Allouche dans une vente aux enchères, ont fait l’objet d’un agrandissement démesuré qui supprime l’effet stéréoscopique originel, annihile le spectaculaire de l’image. Ainsi, ce cadavre abandonné dans une tranchée ne sera pas vu selon l’optique voyeuriste avec laquelle la prise de vue avait été réalisée. Plus encore, le verre de protection de chaque dessin opère une mise à distance supplémentaire de ces doubles images, supprimant la vision tridimensionnelle de la plaque de verre d’origine. Comme le note Philippe-Alain Michaud, « l’effet de relief est désamorcé : les deux vues, qui, pour produire l’effet stéréoscopique doivent optiquement se superposer, sont ici juxtaposées. L’image ne fonctionne pas comme un indice de profondeur, mais au contraire, en se dédoublant, manifeste son caractère de surface1. »

Trois œuvres supplémentaires de la série Granulations sont venues rejoindre le corpus conservé par la collection du FRAC Auvergne. Ces trois œuvres appartiennent à la collection du Centre national des arts plastiques et s’intègrent au sein du dispositif de dépôts de longue durée que le Cnap met à disposition des collections publiques françaises. Granulations #2, #7 et #10 sont des physautotypes qui illustrent bien l’intérêt aigu de Dove Allouche pour les différents procédés techniques, dans une volonté d’expérimentation et de réactivation des procédés de reproduction photographiques les plus anciens et les plus scientifiques. Le physautotype appartient à la protohistoire de la photographie : cette technique mise au point par Nicéphore Niépce trois ans avant sa découverte du daguerréotype avec Louis Daguerre ne constituera qu’une étape dans l’invention finale de la photographie. C’est en utilisant cette technique, très vite abandonnée par Niépce, que Dove Allouche va se consacrer à la série des Granulations dont l’origine, strictement scientifique, remonte à la fin du XIXe siècle. Entre 1877 et 1903 le directeur de l’Observatoire de Meudon prend chaque jour des photographies du soleil, jusqu’à en réunir presque 6000 dont une sélection d’une trentaine d’images est publiée dans un Atlas de photographies solaires2. Ces images, pour la grande majorité d’entre elles, sont assimilables à de petits monochromes grisâtres, parfois constellés de macules et de taches. Dans l’introduction de son Atlas, le directeur de l’Observatoire de Meudon évoque l’idée d’une « granulation générale » pour qualifier les images solaires obtenues. En 2013, soit 110 ans après la parution de l’Atlas de photographies solaires, Dove Allouche photographie les trente images en insolant ses films à la manière des physautotypes de Niépce. Ce qu’il obtient, ce sont des images rephotographiées du soleil, des images  qui, paradoxalement, ne peuvent être reproduites sans perdre immédiatement leur singularité. Ces reproductions d’images ne souffrent pas la reproduction et seule l’expérimentation oculaire du spectateur face à l’œuvre peut en révéler la dimension sublime, l’étrange pouvoir de réflexion qui, n’étant pas tout à fait celui du miroir, se rapprocherait peut-être de celui d’un miroir ancien, piqué, dont on peut avoir le sentiment de voir simultanément à travers tout en s’y reflétant. La problématique des Granulations ne consiste donc pas à produire des images mais de véritables objets, des objets fascinants ne pouvant se contenter d’un regard frontal et se livrant dans une vision mouvante, indispensable pour capturer une beauté qui se révèle au-delà de l’apparente monotonie de leur surface. Cette surface est insaisissable pour le regard, elle s’inverse lorsque la lumière est rasante, elle montre l’irregardable – le soleil – tout en se défaussant de sa fonction informative, devenant pure image, pur imaginaire, pure immatérialité.

 

Jean-Charles Vergne

 

 

1- Philippe-Alain Michaud, «Point de vue», Dove Allouche, le soleil sous la mer, FRAC Auvergne, LaM, 2011, p.8.

2- Jules Janssen, Atlas de photographies solaires, Gauthier-Villars, Paris, 1903.