Lukas HOFFMANN

Né en 1981 à Zoug (Suisse) - Vit et travaille à Berlin

Une bâche remisée sur une remorque de bois n’est qu’une bâche remisée. C’est aussi une voile de bateau mystérieusement suspendue ou alors une peinture du peu, exécutée sur toile libre dont les motifs sont faits de taches graisseuses ravivant le souvenir de formes picturales pauvres – arte povera, art & craft, support-surface… Cette bâche remisée produit un agencement de formes qui se répondent et se composent par coïncidence. C’est une voile de bateau sans bateau, c’est un bateau imaginaire dont l’agencement est bricolé comme une cabane. Portée par l’oblique instable d’un essieu et de ses roues, la remorque est une embarcation de fortune avec laquelle un enfant projetterait une interminable traversée océanique vers de nouvelles terres, où seul un enfant aurait pu voir les vagues bleues ondulant sur la tôle, à peine visibles sur la gauche, près du navire. Une bâche remisée active l’imprégnation du monde, module le monde à l’aune du souvenir de l’art, parsème de l’art au milieu du monde, fait vibrer les souvenirs d’enfance.

Sous un pont de béton se reflète une étendue d’eau ; ses ridules ondoyantes projettent sur les piliers quelques obliques et ondulées de formes liquides aléatoires. Les piliers d’un pont se nomment « voiles » – c’est le nom technique d’usage. Les voiles prennent le reflet de l’eau – voici à nouveau un navire, immobile et sans dérive. Les strates bétonnées forment avec les reflets un ensemble de lignes et de grilles, de séparations lumineuses tranchées, d’ombres légères et liquides. Les triangulations emboîtées de la berge et des ombres de la végétation fondent pour quelques instants une géométrie délicate, avant que le soleil ne déplace ombres et lignes, faisant s’évaporer l’infime poésie de l’eau sur les murs. « Sous le pont Mirabeau coule la Seine » : le mystère de la réussite poétique du vers de Guillaume Apollinaire1 est peut-être là, dans la beauté discrète des choses sur lesquelles se porte un supplément d’attention. Ainsi n’avais-je pas vu la macule sous le tablier du pont, sa couleur brunâtre et ses stalactites.

Au coin d’un immeuble, le soleil au zénith porte l’ombre d’un balcon à la verticale, forme les contours d’un écran trapézoïdal dont l’obscurité se juxtapose à l’ouverture d’une fenêtre d’un noir total. Rien à voir sinon l’heureuse coïncidence révélant l’écran, son tranché sur le réel et ses décrochés en perspective, sa présence à la fois brutale et spectrale. Rien à voir sinon sa transparence, le liséré imparfait – presque aquarellé – de son tracé sur le sol irrégulier, la gouttière frôlée, la jonction de l’arrondi dessiné par l’enduit blanc sur le mur avec l’angle du balcon dans une perspective de plans parfaitement ajustée. L’image ne doit rien au hasard, le cadrage produit le frémissement sensible, opère une poésie chirurgicale sur le monde et sur sa désaffection esthétique, ouvre les non-lieux au foisonnement comme Léonard de Vinci le pratiquait avec les souillures et les macules observées sur les murs.

 

À propos de Markstrasse, Berlin :

Lukas Hoffmann accorde à ses photographies une préparation rigoureuse, précédée de repérages méticuleux. Ses prises de vues se déterminent par le choix d’un moment bref durant lequel la lumière agit dans une magie éphémère et compose le monde dans un équilibre délicat. C’est un mur, ce n’est qu’un mur, couvert d’enduits grossiers et de briques descellées, un mur desquamé frôlant un trottoir fissuré, un mur sans intérêt. C’est un mur devenu pour un instant l’écran de la lumière solaire et de ses ombres, de clairs-obscurs profonds, de contre-jours exaltant les aspérités granuleuses en patine délicate. La lumière rasante a révélé le mur, sa surface chaotique, faisant vibrer les tons de gris éteints d’un éclat de cinéma teinté de mélancolie ou de drame en sourdine. Michelangelo Antonioni aurait aimé ce mur pour les derniers plans de L’éclipse, en 1962. Ce n’est qu’un mur mais bien plus qu’un mur. C’est un mur cadré à l’instant d’une intensité parfaite, tenu par l’acuité d’un regard porté sur les ombres portées, sur la déchéance lente des pierres, sur leur beauté rugueuse. Tels des passe-murailles, les images naissent, à commencer par les murs érodés par le temps dont Léonard de Vinci recommandait l’observation aux artistes2. Et vient l’image des parois dans les grottes, il y a des millénaires, préparées par raclage avant de se couvrir d’animaux et de paumes, ou celle des chapelles italiennes aux murs couverts de chaux et de marbre pilé avant d’être peints par Giotto. Vient aussi Un mur à Naples, tableau minuscule peint par Thomas Jones en 1782 dans une fulgurance de la modernité d’avant le moderne, sujet sans qualité d’un mur sans qualité, grand comme une carte postale, admiré par les peintres avec obstination. La beauté est une surface éblouie de soleil parcourue par la nuit.

 

Jean-Charles Vergne

1– Guillaume Apollinaire, Le Pont Mirabeau, dans Alcools, 1913.
2– « Si tu regardes des murs souillés de beaucoup de taches ou faits de pierres multicolores, avec l’idée d’imaginer quelque scène, tu y trouveras l’analogie de paysages au décor de montagnes, rivières, rochers, arbres, plaines, larges vallées et collines de toute sorte. », Léonard de Vinci, La Peinture, textes réunis, traduits et annotés par André Chastel, 1964, Paris, Hermann, p. 173.

 

 

Lukas Hoffmann s’inscrit dans l’héritage de photographes tels que Patrick Faigenbaum ou Lee Friedlander. Des photographes qui attachent une attention à chaque étape de la fabrication d’une image : le choix de l’appareil, le temps de pose, le format, la chimie, le papier, la précision du tirage et l’encadrement. Il ne s’agit pas d’une simple image. Les décisions tant visuelles que matérielles relèvent aussi de la peinture et de la sculpture. Les photographies résultent de rencontres. Lukas Hoffmann fait de la ville un terrain de recherche à partir de lignes et de textures. Il travaille majoritairement à la chambre photographique. Le choix technique impose un temps d’installation et une temporalité plus longue.

Il photographie des lieux de passages souvent obturés et a priori non identifiables. Il nous faut être attentif.ves aux titres des images. Ces derniers nous donnent accès à une localisation précise. De Berlin à New York, Lukas Hoffmann arpente l’espace urbain pour fixer une situation rencontrée dans un non-lieu. Marc Augé écrit : « Si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu. » L’anthropologue fait une distinction entre le lieu et l’espace. L’espace est pratiqué physiquement, « ce sont les marcheurs qui transforment en espace la rue géométriquement définie comme lieu par l’urbanisme. » [Marc Augé, Non-Lieux, Seuil, 1992]. Lukas Hoffmann porte son regard vers le recoin d’un immeuble, l’accès à un parking souterrain, la porte grillagée qui signale une interdiction, un cours d’eau. Les images manifestent une volonté de contrôle, à la fois des espaces (propriétés privées) et des corps. La circulation est empêchée par différents obstacles, matérialisée par des frontières plus ou moins marquées, et plus ou moins difficiles à franchir. Les lignes de force y sont marquées. Tout d’abord les lignes tangibles du bâti : murs, arrêtes, dallages au sol, marches d’escalier, rampes métalliques, grilles d’évacuation, palissade de fortune. Ensuite, des lignes éphémères créées par le mouvement du soleil. Les lumières crues, blanches, contrastent avec les ombres franches. Ces dernières découpent les plans. Elles délimitent clairement des formes géométriques qui se superposent aux lignes tangibles. Les ombres fabriquent de nouveaux passages, de nouvelles réalités. Elles génèrent des tensions formelles.

Les photographies manifestent une attention portée à la végétation présente dans les non-lieux expérimentés. Aux limitations humaines, Lukas Hoffmann oppose la liberté des saxifrages, des herbes folles qui s’extraient du bitume ou du béton. Les photographies présentant aussi bien ce qui est ordonné (graphisme du bâti) et ce qui vient perturber cette volonté de maîtrise. En creux, la cohabitation souligne l’éternelle opposition occidentale entre la nature et la culture. Lukas Hoffmann ajoute : « Les formes mixtes dans lesquelles l’espace naturel et l’espace architectonique s’interpénètrent ainsi que les processus de formation qui marquent le visage du paysage sont présents dans mes images, sans en constituer pour autant le thème. Le cadrage de l’image rend visibles les tensions entre la plénitude chaotique des formes et l’ordre du paysage. J’ai donc recherché des zones dans lesquelles des espaces naturels et architecturaux s’infiltraient l’un dans l’autre. » (2017, Galerie Bertrand Grimont)

Si les photographies proposent une situation fixe et frontale, elles manifestent pourtant les mouvements, les passages, les circulations (possibles et impossibles) et les infiltrations inhérents aux lieux. « En y regardant de plus près, je découvrais une richesse fantastique de détails résultant du processus de dégradation inexorable du mur, et les tentatives réalisées par l’homme pour l´arrêter temporairement : là où le plâtre peint en noir s’était écaillé, il était remplacé par un nouvel enduit gris. Ces formes accidentelles sont uniques à mes yeux. » (L.H., 2017). Des parties de murs repeintes, des formes géométriques qui vont s’évanouir dans quelques minutes, le cours de l’eau, un arbrisseau qui s’est extrait du bitume, des craquelures et des fissures. Toutes ces manifestations participent d’un effritement et d’une lente métamorphose d’un état ou d’une situation donnée. Une érosion du bâti que l’humain tente de réparer, de bricoler, de masquer et de retenir vainement. Lukas Hoffmann photographie les spécificités de l’inéluctable métamorphose : dégradation du bâti, jaillissement du végétal, formes évanescentes. Il nous engage à regarder la transformation des espaces urbains dont les réalités sont en constante réinvention et refabrication.

 

Julie Crenn