Abdelkader BENCHAMMA
Né en 1975 en France - Vit en France
Abdelkader Benchamma bâtit depuis des années une œuvre graphique à mi-chemin entre graphisme et dessin contemporain. A l’occasion de la publication du livre Random sur lequel il a travaillé pendant six ans, à la fois roman graphique et bande dessinée, le FRAC Auvergne lui a consacré en 2015 sa première grande exposition institutionnelle, au moment même où se préparait un ambitieux projet de dessin mural monumental à l’invitation du prestigieux Drawing Center de New York. Edité par le FRAC Auvergne, Agnès b. et L’Association (dont tout le monde connaît le fameux Persepolis de Marjane Satrapi), le livre Random contient 300 dessins consacrés à la naissance de l’univers, exposés pour la première fois au FRAC Auvergne. L’acquisition d’un ensemble de planches originales de Random, augmenté d’un grand dessin spécialement créé par l’artiste, permet de réunir les grandes étapes de cette narration. La présentation de ces dessins est accompagnée d’un exemplaire du livre, partie intégrante de l’œuvre acquise par la collection du FRAC.
Random est le récit impossible d’une création. Tout semble simple en apparence et, à première vue, le lecteur imagine intuitivement être plongé dans un récit des origines habité par le souffle épique d’une histoire consacrée à l’avènement de l’univers. Immédiatement – la couverture du livre nous y incite – les images fantastiques du Big Bang surgissent et, avec elles, toutes les perceptions populaires d’univers en expansion, de bouillon primordial, d’apparition de la vie, de tumultes explosifs suivis de silences absolus. Ces perceptions irriguent tout un champ lexical aux intonations fabuleuses, presque magiques : big crunch, relativité restreinte, énergie noire, trous noirs, matière sombre, super novae, entropie, vide quantique, boson de Higgs, théorie des cordes, multivers, etc. Avec ces images, ces perceptions et ce champ lexical, nous sommes au cœur d’un imaginaire collectif fantasque, fantastique, riche en projections, en abstractions, en infini, en questionnements physiques et métaphysiques (pourquoi quelque chose plutôt que rien, qu’y avait-il avant, est-ce le résultat du hasard, le temps existe-t-il, etc.).
Random est le récit d’une création cosmologique en même temps qu’il est le récit de sa propre création en tant que livre. Il faut considérer cet ouvrage en ayant à l’esprit la coexistence de ces deux strates, intimement mêlées. La première, que l’on peut hâtivement qualifier de narrative, consiste en une vaste fresque fantasmée et anachronique déployant une succession d’événements cosmiques, planétaires et moléculaires qui décrivent l’avènement d’un univers et d’une planète qui probablement ne sont pas les nôtres. Le second niveau de lecture concerne la mise en abîme de l’acte de création du livre et la manière dont près de trois cents dessins réalisés sur plus de six ans s’agencent, s’aboutent, et trouvent une cohérence tant narrative que dans l’harmonisation de leurs surfaces pour fonder le récit impossible d’une création.
Ce livre est inclassable. Ni catalogue d’exposition, ni roman graphique, ni bande-dessinée, il est à la fois un manuel de cosmologie, un carnet de dessins, un story-board, une histoire fantastique. La narration ne cesse de s’effilocher, de bégayer, de hoqueter ; elle juxtapose des scènes qui, aboutées, semblent vouloir s’animer, s’alimenter, se contaminer les unes les autres, jusqu’à former la trame d’une histoire que le lecteur ne peut s’empêcher d’assimiler à celle d’une création cosmique d’où la vie surgirait à la manière d’un coup de dés hasardeux. Les images de Random font surgir les souvenirs des récits d’anticipation, espaces fantasmés de la littérature et du cinéma – Solaris d’Andreï Tarkovski, 2001 l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick pour ne citer que les plus fameux –, visions artistiques croisées avec les théories scientifiques les plus actuelles – théorie des supercordes, des univers à n dimensions, espaces inatteignables et abstraits de la cosmologie que les mathématiques fondamentales sont parvenues à démontrer et à modéliser.
Le point de départ de Random est un dessin intitulé Who Tries to Escape to His Becoming 5 qui se trouve être le quatorzième du livre. Ce dessin primitif – sorte de bouture du futur livre – est à l’origine d’un story-board d’une cinquantaine de pages préfigurant ce vaste projet. Son titre, déjà, annonçait la double lecture induite par Random. « Qui tente de s’échapper vers son devenir », littéralement, donne d’emblée les indices. Est-il ici question du devenir de l’univers, avec en toile de fond l’arborescence des grands questionnements sur le temps ? Ou bien s’agit-il d’aborder le devenir du dessin lui-même qui tendrait vers son devenir-livre ? La question importe car le passage de la forme dessin à sa transposition en récit imprimé implique au moins deux choses qui transforment le statut initial des œuvres.
La première consiste à intervenir numériquement sur la surface des dessins pour en harmoniser la texture afin d’apporter au livre une homogénéité visuelle. Cette intervention – sorte de chirurgie plastique de l’image – a notamment pour principaux effets d’égaliser la profondeur et l’unité des noirs et de nettoyer les blancs de tous leurs résidus d’esquisses, de toutes les reprises et palimpsestes dont ils portent les traces sur les dessins originaux. Le second aspect concerne la minoration de l’autonomie propre à chacun des dessins, le transfert du statut d’œuvre indépendante à celui de case ou de planche dans le livre. Les dessins, bien qu’exécutés comme des œuvres à part entière, sont devenus les fragments d’un tout structuré par un montage. Random s’est donc dès le commencement constitué comme une structure en croissance lente, comme un édifice longuement élaboré non pas par le début mais par l’une de ses parties et le dessin Who Tries to Escape to His Becoming 5 aurait pu se trouver à l’exact milieu, à la fin ou à n’importe quel moment de ce récit impossible car, on le comprend rapidement en parcourant le livre, ce récit n’a pas de temps, n’est pas dans le temps, n’a ni commencement ni fin : il prend racine depuis le dessin originel et se déploie dans plusieurs directions simultanées. L’ouverture au noir intense et la clôture au blanc incandescent auraient pu s’inverser ; le livre pourrait d’ailleurs se parcourir à l’envers, ou depuis le milieu, ou de façon aléatoire, comme l’indique d’emblée son titre, Random, qui signifie à la fois aléatoire, fortuit, incohérent, étrange.
Etrange, le récit l’est résolument par son Big Bang final, par le double avènement de l’humanité, par les transformations erratiques que subissent un certain nombre de matières au sein de la narration (minéraux, végétaux, éléments gazeux, etc.). Incohérent, Random l’est également par les retroussements temporels dont il est structuré : il suffit pour s’en persuader de constater que le grand tas végétal qui abrite les hommes existe dans l’histoire avant même que les premières végétations ne soient générées par l’entrechoquement des pierres et par l’apparition de l’eau. L’aléatoire et le fortuit, quant à eux, se logent sur deux niveaux : dans le questionnement métaphysique des origines de l’univers avec les extensions spirituelles que cela implique, et dans l’organisation même des dessins dans le livre qui ne respecte pas l’ordre chronologique de leur création. La datation des dessins originaux indique, par exemple, que la séquence d’ouverture des cieux a été réalisée en 2013 alors que les dessins représentant l’expulsion des météores depuis ces nuées datent de 2008. De même, la première apparition du tumulus végétal dans le livre est dessinée en 2012 alors que sa seconde apparition, vingt pages plus loin, avait déjà été dessinée en 2009.
Random est un montage a posteriori d’œuvres exécutées à des époques différentes. Ce montage assume son anachronisme en même temps qu’il offre à la narration son lot de perturbations temporelles. Random est un récit sur la transformation. Ce principe de transformation s’applique autant aux éléments qui fondent la narration qu’aux étapes formelles nécessaires à l’élaboration du livre. Il y a, d’une part, la transformation improbable de la matière – du gazeux au visqueux, du visqueux à l’incandescent, de l’incandescent au minéral, du minéral au liquide, du liquide au végétal, etc. Il y a, d’autre part, la transformation des formes et de la forme – du dessin à l’image, le passage du geste de la main au processus mécanique de l’impression, de l’espace du dessin à la trame imprimée, du temps du dessin au montage du livre, etc.
En science, selon la loi de conservation de l’énergie, on sait que dans un système donné l’énergie est toujours la même (elle n’est jamais créée ni détruite) mais qu’elle subit des mutations, perdant généralement de sa qualité lorsqu’elle est transférée d’un corps à un autre, d’un état vers un autre. C’est le fameux « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » de Lavoisier. Cette perte de qualité de l’énergie est ce que l’on nomme l’entropie et correspond au degré de désordre d’un système. Dans Random, il n’est question que de cela. La mutation des matériaux (magma, roches, eau, particules, végétaux) va toujours dans le sens d’une perte qualitative d’énergie, comme le montre l’accalmie progressive qui advient au fil de la narration, jusqu’à l’épuisement du paysage, comme laissé en jachère, labouré par les sillons creusés par les roches, figé dans une glaciation climatique qui semble redoubler le gel du temps, jusqu’à l’extinction de la dernière étoile dans le ciel noir. Ceci est vrai jusqu’au phénoménal sursaut d’énergie explosive qui vient clore le livre, ouvrant l’espace cosmique sur un immense vide quantique, fermant le livre sur son annihilation même, à savoir une double page blanche, une tabula rasa qui inaugure aussi un possible recommencement. Il ne s’agit donc pas que les choses commencent, encore faut-il qu’elles recommencent, encore faut-il que tout se répète car, pour reprendre les termes de Gilles Deleuze, « il y a dans l’idéal du recommencement quelque chose qui précède le commencement lui-même, qui le reprend pour l’approfondir et le reculer dans le temps. » Parallèlement, la mutation des dessins en images, d’œuvres autonomes (chaque dessin exécuté indépendamment des autres) en fragments d’un tout (le livre) s’effectue, systématiquement, selon un régime entropique. Le terme « systématiquement » prend ici tout son sens car Random fonctionne selon un « système », est un « système » mi-organisé, mi-chaotique (« Il faut le système, et il faut l’excès » disait Georges Bataille). L’entropie, en tant que transformation qualitative, est particulièrement à l’œuvre dans la façon dont chaque dessin original perd sa surface, sa somme de gestes, son temps d’exécution, pour devenir l’élément homogénéisé et lissé d’une totalité reproduite mécaniquement sur un papier d’imprimerie.
Random est un traité de métamorphose.
Dans Random, le dessin d’Abdelkader Benchamma possède cette propriété de parvenir à émouvoir l’espace par une succession de spasmes, de symptômes, de commotions, de béances. L’espace plan du dessin ouvre la représentation de l’espace planétaire. Mais il faut ajouter : l’espace plan du dessin ouvre l’espace du livre. Le montage a posteriori des centaines de dessins – un montage qui, peut-être, obéit à la fonction aléatoire indiquée par le titre du livre – a nécessité un lissage homogène de leur surface : les reprises, les strates de feutre noir, les superpositions de couches, les ébarbages au correcteur blanc… bref, tout ce qui constitue la surface sensible du dessin a été méticuleusement lissé, arasé, planifié, pour donner au livre une surface homogène. Priver le dessin de sa surface revient à le priver de son temps, du temps visible de l’exécution, du temps du geste. Bien plus, si le temps propre à chacun des dessins est ainsi lissé, c’est aussi le temps du livre qui s’en trouve ramené à un présent gelé : près de sept années ont été nécessaires à la création de Random et ce temps disparaît de fait sous l’action du logiciel Photoshop qui joue ici le rôle d’un équaliseur autant spatial que temporel.
Priver le dessin de sa surface revient à imposer le silence, à désurfacer la feuille de papier pour mieux accentuer la surface de l’image une fois montée avec les autres images. Mais en aplanissant chaque dessin de manière à créer une surface homogène, Random fait le choix d’une méthode et d’un cadre formel qui vont à l’encontre du sens même du mot random. Plus encore, le terme informatique random access memory – littéralement « mémoire d’accès aléatoire » – que l’on traduit par « mémoire vive », ouvre de belles perspectives au livre, à son montage, à la manière dont le temps « sort de ses gonds » dans ces espaces cosmiques d’avant le temps. Voici donc un montage aléatoire et méthodique, construit par aboutement de fragments autonomes et dépendants les uns des autres, organisés dans un certain ordre mais sans visée narrative linéaire pour bâtir un livre qui, tout en étant la mémoire de plus de six ans de dessin parvient à se départir de son temps propre pour tisser la narration fibreuse et chaotique d’une création cosmologique sans temps imparti.
Random ouvre son espace fictionnel et narratif sur une question plus vaste, celle de savoir ce qu’est l’espace de manière plus générale. Il ne s’agit pas uniquement de l’espace interne aux dessins (espace formel spécifiquement lié au médium employé par l’artiste), pas seulement de l’espace déployé par la narration (espaces planétaire, cosmique, humain, moléculaire, espace invisible de la matière noire, etc.), mais également de l’espace du livre, espace fondé par le passage du dessin vers sa reproduction imprimée, son montage avec d’autres dessins dans un certain ordre, selon un rythme et une succession contingentés par la superposition des pages, empilées les unes sur les autres comme autant d’univers parallèles…
Sur le plan formel, l’espace de chaque dessin original (exécuté à l’encre de chine et au feutre sur une feuille) ouvre l’espace du livre, en même temps que l’espace du livre met à distance l’espace formel du dessin en le ramenant à une image imprimée mécaniquement. Sur le plan strictement narratif, l’espace ne cesse de muter, par métamorphose de la matière, par déflagrations d’étoiles. L’espace se déploie, se transforme ou bien s’emboîte à la façon de volumes gigogne ou de fractales dans lesquelles le tout est semblable à ses plus petits éléments constitutifs – c’est notamment le cas des flèches lumineuses de la fin du livre à l’intérieur desquelles le regard pénètre pour découvrir qu’elles sont faites de particules dont la morphologie est exactement la même que la flèche lumineuse qu’elles forment… Quant aux hommes, ces figurines génériques qu’Abdelkader Benchamma rend semblables à des petits soldats disposés sur un champ de bataille factice, ils donnent temporairement sa mesure à l’espace, expulsés depuis l’espace anthropomorphique du grand tas végétal primitif ; ils habitent l’espace, se constituent en une colonie subjuguée par les deux manifestations sacrées que forment le monolithe de pierre et la montagne irradiante, mais leur présence n’est finalement pas requise, ils ne sont qu’une transformation parmi les autres, fantomatique, insignifiante, irrésistiblement attirés par la lumière magique des éclairs lointains comme autant d’éphémères, ces insectes ailés les plus anciens de notre planète qui ne durent que quelques heures.
Jean-Charles Vergne